L’œil brillant et fier, le menton levé, la démarche souple et nerveuse, Mercedes arpentait l’interminable Chemin de Traverse en observant ce qui l’entourait d’un air légèrement blasé. Depuis des mois, l’atmosphère n’était plus aussi joyeuse et insouciante qu’autrefois.

Les rires des enfants, les cris des parents et tous les bruits de conversations qui s’élevaient avaient été peu à peu remplacés par des chuchotements empressés et des murmures emplis de crainte. Et si par hasard un rire surgissait dans l’atmosphère glacée, il paraissait si déplacé et si surnaturel qu’on sentait ses cheveux se dressaient sur la nuque.

L’ambiance si mouvementée et si chaleureuse n’était plus. La foule d’habitude si dense qui peuplait la longue rue s’était un peu plus vidée à chacune de ses visites, et il ne restait plus que des groupes de sorcières et de sorciers courbés qui se pressaient de repartir vers le mur magique du Chaudron Baveur, tête rentrée dans le col de leurs capes, le regard apeuré comme des bêtes traquées. Et depuis que la nouvelle de l’enlèvement du glacier si apprécié avait fait le tour de Londres, il semblait que le brouillard dans lequel baignait déjà la rue s’était encore épaissi.

Le temps glacial de décembre n’était pas fait pour améliorer les choses, et le froid qui mordait impitoyablement les nez et les joues, ajouté à l’état de terreur général, renforçait l’impression que le Chemin avait été assiégé par une armée de Détraqueurs.

Mercedes frissonna et resserra la cape de mohair épais noire qui la protégeait en mâchonnant des malédictions contre le monde entier et personne en particulier.

Mais enfin, elle la vit. La luxueuse vitrine de Tissard et Brodette, simplement constituée d’une vitre teintée pour protéger l’intimité de ses prestigieux clients, et ornée du nom de la boutique en lettres dorées et calligraphiées, accompagné du traditionnel Londres – Paris – Milan - New-York.

Dès que Mercedes eut poussé la lourde porte de verre, fumée elle aussi, elle se sentit envahie d’une agréable chaleur et entourée d’un léger parfum de jasmin.

L’espace était très grand, les murs lambrissés sobrement décorés de chandeliers. Ici et là, des étagères de bois sombre présentaient les sacs qu’on avait pu admirer sur les podiums des diverses Fashion Wizard Week qui avaient eu lieu dans les grandes capitales plusieurs semaines auparavant. Deux ou trois clientes aux ongles impeccablement manucurés et accompagnées de leur elfe de maison arpentaient la salle, les claquements des talons de leurs bottines étouffés par l’épaisse moquette qui ajoutait encore plus à l’atmosphère feutrée.

Une sorcière à l’air sévère et aux lunettes ornées de petites pierres était debout à la caisse du magasin, prête à répondre aux questions et surtout à encaisser les milliers de Gallions qui allaient se dépenser.
Sans rendre le salut que la vendeuse lui adressa, Mercedes ôta d’un geste vif la large capuche qui la recouvrait, laissant ainsi s’écouler sa cascade de boucles noires. Elle avança d’un pas et retira sa cape qui s’ouvrit sur une longue robe de velours pourpre cintrée et creusée à la taille par une ceinture en peau de dragon noire à laquelle était élégamment accrochée une aumonière assortie.

La vendeuse quitta alors son poste et s’empressa de venir lui prendre sa cape des mains pour aller la ranger.

Presque aussitôt, un cri perçant se fit entendre et tout le monde regarda vers les escaliers au fond de la salle. Vêtu d’une chemise de soie blanche moulante et d’un pantalon turquoise tout aussi moulant, un grand sorcier aux cheveux décolorés et au sourire éclatant descendait les marches.

- Mercedes, cara mia !, s’exclama-t-il en rejoignant la jeune femme pour lui prendre ses petites mains gantées qu’il baisa l’une après l’autre, on ne t’a pas vue depuis dix jours ! J’avais fini par croire que les Mangemorts t’avaient emportée aussi.

- Paolooo, sourit Mercedes en pouffant de rire.

En entendant sa plaisanterie douteuse, les deux clientes s’étaient tournées vers eux, sourcils froncés et lèvres pincées, mais Paolo Briatore se fichait de tout et de tout le monde, et il le leur montra en haussant les épaules d’un air insolent.

En tant que styliste de Tissard et Brodette, ce roi de la provocation, italien improvisé qui s’appelait en fait John Roberts, s’était donné tous les droits, dont celui de parler à ses clientes comme à de vulgaires villageoises de Pré-au-Lard. Surtout quand elles amenaient leurs elfes de maison avec elles : il avait pincé les lèvres en les voyant.

Heureusement, il avait ses chouchous, et Mercedes en faisait partie. Bonne cliente, elle venait à Tissard et Brodette pratiquement toutes les semaines, et, quand l’excentrique styliste n’était pas en déplacement à Milan ou à New-York, ils passaient des heures à papoter de tout et de rien.

Un peu maussade à son réveil (oui la gueule de bois n’y était pas pour rien), elle était venue dans l’espoir de pouvoir chasser sa mauvaise humeur en sa compagnie.

- Allez viens cara mia, reprit le styliste en l’entraînant par la main vers l’escalier et en faisant signe à sa vendeuse de jeter les elfes dehors, je sens que tu as besoin de faire des folies...

- Tu lis en moi comme dans un livre ouvert, répondit Mercedes d’un ton amusé.

- Et la petite, elle a aimé sa robe de bal ? Tu sais que j’ai passé des nuits entières à chercher le bon tissu...

Mercedes n’eut pas le temps de lui répondre qu’un coup de vent soudain indiquait que la porte s’était ouverte une nouvelle fois.

HJ : Si quelque chose ne te convient pas n'hésite pas à me le dire pour que je change...

Si Mercedes ne prêta d’abord aucune attention au nouveau venu, l’expression admirative qu’afficha soudain Paolo, qui s’était retourné en entendant la lourde porte vitrée s’ouvrir, piqua sa curiosité au plus haut point.

Du coin de l’œil, sans tourner la tête vers lui, elle vit l’inconnu s’avancer vers le comptoir d’une démarche posée mais impérieuse et déposer son énorme bourse d’un air presque négligent.

- Ma-ma-mi-a, chuchota Paolo tout bas en lui agrippant le bras, je l’entraînerais bien dans une cabine d’essayage celui-là...

Mercedes lui sourit d’un air entendu et tourna la tête pour observer le blond plus à son aise. Plus que le tintement alléchant qui s’était échappé de sa bourse quand il l’avait posée en face de la vendeuse tout sourires, ou que ses vêtements d’une élégance et d’un raffinement extrêmes, c’était surtout l’attitude de l’inconnu qui l’avait interpellée. Ce ton presque nonchalant qu’il avait adopté pour annoncer qu’il prendrait tout ce qui lui irait. Cette décontraction avec laquelle il avait glissé les mains dans ses poches...

Aucun doute à avoir. Depuis des années, elle était experte en la matière. Il sentait le grand seigneur à dix kilomètres.

- Je croyais que tu avais promis à Francis que tu ne le tromperais plus ?, demanda-t-elle à voix basse à son ami en rendant son regard à l’inconnu.

Paolo étouffa une exclamation de dépit et la pinça discrètement avant de lui lâcher le bras pour s’avancer vers son nouveau client avec un grand sourire.

- Ma certainement, monsieur, tout ce que vous voudrez...vous gardez votre manteau ? La belle dame que vous voyez là a justement besoin de nouveautés, montez donc tous les deux dans le salon d’essayage, je vous montrerai toute la collection hiver...

Et sans plus attendre, couvant toujours le blond d’un regard de convoitise, le styliste les précéda dans le large escalier de marbre noir en les invitant à le suivre, sous le regard jaloux des deux autres clientes qui, en plus d’avoir été forcées de laisser leurs elfes à la porte, n’avaient même pas été honorées d’un salut de la part du célèbre créateur.

Sans chercher à voir si l’inconnu suivait le mouvement, parce qu’elle était certaine qu’il le ferait, Mercedes monta donc les deux volées de marches en relevant légèrement les pans brodés de sa longue robe pourpre, dévoilant ainsi ses chevilles fines délicatement moulées dans des bottines de cuir noir.

Elle arriva dans une immense salle sombre uniquement éclairée par une sorte de scène. Mercedes connaissait bien cet endroit. C’était là que Paolo et les autres stylistes faisaient magiquement défiler des mannequins de cire portant leurs dernières créations sous les yeux ravis des clients confortablement installés à l’autre bout de la salle, en face de la scène. Ils n’avaient qu’à dire ce qu’ils aimaient, et l’article était à eux.

- Installe-toi, ma caille, dit Paolo à Mercedes en la faisant galamment asseoir dans l’immense sofa blanc réservé aux spectateurs du défilé privé, et dis-moi ce dont tu as besoin.

- Je veux une robe de soirée longue et aux tons chauds, pour le réveillon du Nouvel An qui se donnera au Ministère de la Magie français, répondit Mercedes en croisant ses interminables jambes, je pense y faire un saut.

Paolo croisa les bras et se frotta son menton imberbe d’une de ses mains couvertes de bagues.

- Je pense avoir quelques croquis qui pourraient te plaire, ma caille, mais si nous nous occupions d’abord de ce monsieur ?, ajouta-t-il avec un petit clin d’œil pour Grim, tu pourrais lui donner des conseils, tu as un goût si exquis...

Avec un sourire amusé, Mercedes tourna sa petite tête brune vers l’inconnu blond tandis que d’un coup de baguette, Paolo faisait apparaître deux longues flûtes de champagne qu’il tendit à ses clients.

- Si ça ne dérange pas monsieur, ronronna-t-elle de sa voix chaude en prenant la flûte.

Un léger sourire en coin se dessina sur les lèvres pulpeuses de Mercedes, accompagnant le tintement des flûtes à moitié pleines qui s’entrechoquèrent.

- Il préfère qu’on l’appelle Miss, chuchota-t-elle sur le ton de la confidence en regardant Paolo s’en aller d’un pas bondissant vers la scène.

Alors qu’à l’autre bout de la salle, Paolo faisait apparaître des mannequins qui se mirent à défiler sur la scène, Mercedes trempa délicatement sa lèvre dans le liquide ambré en se retenant à grand peine de s’envoyer toute la flûte d’un coup.

C’est aussi pour ça qu’elle venait aussi souvent voir le styliste : avec lui, c’était champagne à toute heure. Oh, bien sûr, elle en avait plein les armoires chez elle.

Mais ici, au moins, elle pouvait boire comme un trou sans sentir le regard désapprobateur de Conchita lui picoter la nuque – « Tu veux ma photo ou tu t’ennuies ? T’as pas assez de ménage à faire ? » - et sans se faire harceler par Hector – « Mais je veux en goûter aussi ! » « Tu devrais pas être à l’école ? » « Oh, le prof est encore absent... » « Depuis trois mois ?????? » -.

De toute façon, si, à dix ans, il n’avait pas encore trouvé le moyen de goûter de l’alcool sans se faire pincer, elle ne pouvait rien pour ce pauvre garçon.

- Et moi aussi d’ailleurs, ajouta-t-elle en recroisant ses jambes de danseuse.

Pendant ce temps, loin devant eux, Paolo s’agitait en décrivant, à grand renforts de cris d’admiration pour sa propre œuvre, les robes de sorcier que portaient ses mannequins au sourire vide.

Et du cachemire par-ci, et des broderies d'inspiration slave par là, et regardez comme ça accroche la lumière, et personne ne pourra vous résister avec ça, et que ça réhaussera bien la couleur de vos yeux, et que ça convient tout à fait à votre peau de bébé, le tout saupoudré de mama mia suraigus et d'applaudissements pour lui-même...Paolo était un génie, mais ses défilés privés donnaient encore plus la migraine que son champagne.

En désignant du menton une robe de velours bleu de Prusse qui irait bien à l’inconnu, et dont la tournure était tout à fait au goût du jour, Mercedes prit une nouvelle gorgée, plus longue que la première.

- Je me mettrais bien à boire au goulot, lança-t-elle d’un ton badin, les yeux toujours fixés sur les mannequins, mais je n’aime pas scandaliser les gens sans même connaître leur nom...vous êtes monsieur... ?

Avec une lueur pétillante dans le regard, Mercedes reposa sa flûte et se saisit hardiment de la bouteille qu’elle porta à ses lèvres sans se faire prier.

Elle laissa les bulles fines et légères et leur arôme de sous-bois l'envahir avant de se retourner complètement vers Grim avec un nouveau petit sourire.

- Mercedes Brady, répondit-elle en tendant une main blanche et fine.

Elle jeta un coup d’œil vaguement intéressé à Paolo, qui continuait ses gesticulations sans vraiment se préoccuper de son public, et revint à Grim.

- Vous n’avez pas l’air de venir souvent ici, et votre nom ne fait pas anglais, vous venez donc d’arriver en ville ?

Elle but une nouvelle gorgée à la bouteille, avant de la secouer légèrement dans sa direction pour lui en proposer.

- Viendriez-vous d’un de ces pays lointains et légendaires où une femme peut boire à la bouteille sans se faire traiter de tous les noms ?

Pour sa part, elle s’amusait bien.
Du champagne tant qu’elle en voulait, et un bel homme riche à ses côtés...que pouvait-elle demander de plus ?

Elle en avait même oublié ce qu’elle était venue faire là.