Mikhaïl attendait toujours les « réunions sofa-vodka » avec Lev comme il les appelait dans le secret de son fort intérieur avec autant d’impatience qu’un enfant attend Noël. Chaque jour, ce rituel instauré depuis tellement d’années que les deux comparses auraient probablement été incapables de situer son commencement exact, apaisait les nerfs du vieil homme. C’était l’occasion de repasser les comptes et affaires courantes de la famille dans la sérénité et l’intimité que lui procurait la présence de son fidèle second. L’ambiance de familiarité chaleureuse qui s’instaurait immédiatement entre les deux amis permettait en effet au mafieux de laisser de côté les inquiétudes et fardeaux qu’il portait en permanence pour prendre enfin le recul nécessaire aux décisions les plus importantes. Autrement dit, toute action décisive devait toujours passer l’aval de ces réunions informelles en compagnie de son confident avant d’être mise en pratique. Car si Mikhaïl avait beaucoup de défauts, celui de ne pas connaître ses limites n’en était pas un. Et il savait ainsi parfaitement qu’il se laissait trop souvent aller à ses sentiments, réagissant sans réfléchir réellement aux conséquences de ses actes. C’était donc pour cela que discuter avec Lev était indispensable car ce dernier savait gardait son calme et prendre tous les facteurs en compte au moment de décider. En un mot comme en cent, il était le frein aux colères de Mikhaïl. Un frein des plus efficaces qui avait déjà évité plus d’une catastrophe. De même qu’il avait su empêcher la famille de s’engager dans des pentes trop glissantes lorsque Mikhaïl avait fait confiance à la mauvaise personne. Pour faire simple, Lev était le garde-fou de l’empire et Mikhaïl savait que sans son plus vieil ami, toutes ses capacités de leader ne serviraient à rien. D’où le besoin et le plaisir pris à entendre son avis sur la marche à suivre pour diriger le business et cela bien que les disputes n’étaient pas pour autant totalement absentes de leur relation. Car Lev, le connaissant mieux que personne, savait par conséquent sur quels boutons appuyer pour le rendre fou. Comme en ce moment-même.

En effet, le géant était obligé d’avoir reconnu l’air renfrogné de son patron en entrant et pourtant il avait volontairement décidé de le provoquer. A croire qu’il aimait l’embêter. Enfin, le « à croire » était de trop dans cette phrase. Il était de notoriété publique -enfin non justement pas sinon Mikhaïl aurait perdu toute crédibilité, mais en tout cas il était de notoriété familiale chez les Dmitriev- que Lev aimait à taquiner Mikhaïl car il était le seul contre qui le mafieux ne s’énervait jamais réellement, ou du moins sans conséquence réellement dramatique. Le fait que le vieillard le lui rendait bien égalisant la relation. Ainsi, exaspéré par la nouvelle qu’il avait reçue quelques heures auparavant d’un de ses informateurs en Amérique du Sud pendant que Lev s’occupait d’un des anglais qui avait cru malin de tenter de doubler la famille, il répondit sur le ton brusque qui indiquait une colère à un stade déjà bien avancé mais qu’il tentait tout de même de maîtriser.

-Ce rat de Diego Martinez.

S’emparant de son verre de vodka, il le vida d’un trait comme s’il se fut agi d’un simple verre d’eau et continua.

-J’aurais pourtant cru que cet hippogriffe atrophié avait compris la leçon la dernière fois, mais il faut croire que son pathétique ego a dû en prendre un trop grand coup car j’ai appris par une de nos connaissances sur place qu’il cherche des informations sur la famille et qu’il n’est qui plus est pas des plus discrets en le faisant. Il se vante à qui veut l’entendre de ce qu’il compte nous faire.

Une lueur dangereuse traversa alors le regard du Russe qui n’appréciait nullement qu’on se moque en public de lui, encore moins lorsque celui qui se moquait était un misérable Scroutt à pétard endimanché.

-Il est clair qu’il a besoin d’un sérieux rappel à l’ordre. On ne peut pas se permettre de laisser des petites frappes courir le monde en déclarant à qui veut l’entendre que les Dmitriev ne sont que des chiffes molles pour utiliser un euphémisme.

Se versant un nouveau verre, il l’avala aussi facilement que le premier et déclara, de plus en plus échauffé :

-Je n’aurais jamais dû laisser Kirkby me convaincre de lui laisser la vie sauve.

Si, au premier abord, Lev pouvait paraître l’homme de main plus ou moins parfait -discret, efficace, impressionnant et fidèle-, Mikhaïl n’avait cependant jamais pu s’empêcher de trouver à son ami un défaut majeur : il était paranoïaque, ni plus ni moins. Certes, il reconnaissait aisément -ou du moins il disait le faire, la réalité étant plus nuancée- que, lui, avait tendance à faire trop facilement confiance aux gens dès que ceux-ci lui plaisaient pour une raison X ou Y ; mais, à l’inverse, son second était tout simplement incapable de faire confiance à qui que ce fut. Il voyait des ennemis partout. D’aucuns diraient que, sans cette capacité innée de Lev à déceler le mensonge, l’empire Dmitriev se serait probablement écroulé il y a de cela un certain temps, Mikhaïl leur répondait que qui ne prend pas de risques n’obtient rien et que, s’il avait toujours suivi les avis de Lev, la famille serait encore cantonnée aux faubourgs moscovites. Imaginer McGregor en affaires avec Martinez et puis quoi encore !

Quoique … le vieil anglais dominait le marché sud-américain … Non, voilà qu’il se laissait influencer par les paroles remplies d’inquiétude de son ami. Jamais McGregor ne traiterait avec de la vermine comme Martinez, ils n’étaient tout simplement pas sur la même échelle sociale. Si jamais McGregor avait des intérêts au Pérou, ce serait avec le boss du boss du boss de Martinez, pas un échelon en-dessous. En effet, si Xenophius était un homme qu’il était difficile de qualifier « d’ami », Mikhaïl le respectait néanmoins assez pour ne pas l’imaginer fricoter avec des petites frappes quelconques dans le style de Martinez. C’est pourquoi agacé par les paroles de son bras droit, il répondit assez sèchement.

-Nous nous en sommes très bien sortis alors basta. Je ne suis pas encore totalement inutile baguette en main comme tu sembles le sous-entendre avec ta manie de toujours vouloir m’accompagner partout où je vais. Sans compter que si je ne devais pas écouter les avis des personnes plus jeunes que moi, tu devrais te chercher un nouveau travail.

Bon, là, il y avait peut-être un peu fort mais Lev l’avait cherché à constamment remettre ses décisions en cause ! Enfin, heureusement pour leur relation, les deux hommes se connaissaient depuis suffisamment longtemps pour savoir quand laisser passer une remarque de l’autre sans y réagir ni la prendre à cœur et c’est ce que fit Lev, en choisissant sagement de passer outre les critiques de son patron et en redirigeant la discussion sur des solutions pratiques à leurs ennuis péruviens. Mikhaïl écouta donc l’idée de son ami avec délectation, un sourire sadique se formant peu à peu sur son visage encore grandement épargné par les rides. Du poison pour un rat, c’était presque un signe du ciel. L’idée d’imaginer Martinez se tordant de douleur était des plus réjouissantes, plus particulièrement en ajoutant la torture psychologique au cocktail déjà détonnant du martyre physique. Oh oui, promettre un antidote à l’Américain pour mieux briser ses espoirs une fois qu’il aurait vendu père et mère était tout simplement jouissif. Mikhaïl aurait presque voulu assister à la scène. Cependant, il savait qu’il ne pouvait pas se permettre ce genre d’escapades lorsque l’envie lui en prenait, il avait un empire à diriger.

-Là, je ne peux qu’approuver ребенок*.

Le diminutif affectueux, souvenir d’une époque révolue où Lev venait tout juste de se joindre à la famille, était sa façon de lui dire qu’il lui pardonnait ses taquineries incessantes et son inquiétude maladive.

-Mets Miss Décircée sur le coup mais observe-là de loin, je ne veux pas que l’opération capote parce qu’une fillette aurait soudain des remords.

Il doutait que tel fut le cas vu les informations que Lev lui avait fourni sur la jeune femme mais mieux valait deux précautions qu’une. Après tout, il avait tout de même un peu de bon sens, contrairement à ce que s’acharnait à affirmer le géant.

-Allez, détends-toi un peu, vieille branche, on s'est déjà chargé de bien pire ! Il ne peut pas y avoir que Martinez pour te mettre d'aussi mauvaise humeur, qu'est-ce qui s'est passé ?

Lev et sa foutue manie de lire en lui comme dans un livre ouvert ! Il retint tant bien que mal un grognement de frustration et chercha à se calmer les nerfs avec une nouvelle gorgée de vodka. Mais, cette fois-ci, au lieu d’ingurgiter le liquide comme un sauvage, il prit le temps de déguster le breuvage. Ce n’était pas une de ses meilleures bouteilles, mais le niveau restait tout à fait acceptable, après tout il prenait un soin tout particulier à ne boire que de la bonne vodka et ce en toute circonstance.

-Natalia a encore changé la disposition des meubles de notre chambre. Je te jure, elle va me rendre dingue ! Je me suis levé cette nuit parce que j’avais un creux et je me suis mangé la garde-robe parce que j’avais déjà oublié qu’elle était de nouveau à gauche du secrétaire. Et le pire c’est qu’elle s’est réveillée et a eu l’audace de me dire que je n’avais aucune mémoire ! Odin sait que je l’aime, mais parfois je pourrais l’étrangler !

*Gamin

L’âge ! L’âge ! Mais c’est qu’il se permettait tout le gamin maintenant ! Et le respect dû aux ainés dans tout ça ? Lev avait bien de la chance que Mikhaïl lui passât quasiment tout sinon c’est plus qu’un regard noir qu’il se serait mangé. N’importe qui d’autre serait déjà en train de se tordre de douleur à ses pieds pour avoir eu l’audace de mettre en doute ses capacités mentales, mais le « gamin » avait toujours bénéficié de circonstances particulières. Mikhaïl était tout simplement incapable d’en vouloir réellement à son plus fidèle et loyal ami. Il pouvait avoir envie de l’étrangler, il pouvait le détester du plus profond de son cœur, il pouvait rêver d’en faire de la chair à pâtée de mille façons différentes lorsque Lev commençait à jouer les je-sais-tout paranoïaques et à remettre en cause toutes ses décisions, mais jamais il n’avait pu réellement tenir sur la durée. Dès que les colères auxquelles il était si prompt se dissipaient, il se trouvait systématiquement incroyablement stupide de s’être énervé pour rien avec le seul homme à qui il confierait sa vie et celle de ses êtres chers sans même y réfléchir une demi-seconde. Heureusement pour lui, Lev ne lui en avait jamais tenu rigueur, car contrairement à l’image qu’il donnait de lui en public, c’était un homme foncièrement bon qui se mettait systématiquement à la place des autres et comprenait donc mieux que personne les motivations de ses interlocuteurs. C’était d’ailleurs cela qui en faisait un homme de main si précieux car, bien que Mikhaïl ne l’aurait même pas avoué sous la torture, il avait cette espèce de sixième sens pour détecter les arrière-pensées des gens qui avaient empêché à l’empire de couler en bien d’une occasion.

-Tu sais que les vacances approchent … Alekseï et Nikolaï seront bientôt là, pour deux longs mois …

Pourquoi cette phrase sonnait-elle quasiment comme une menace ? Ce n’était pas qu’il n’aimât pas ses fils, au contraire, il aurait fait regretter d’être né quiconque toucherait à un seul cheveu de leur tête, mais parfois il ne savait pas comment se comporter avec eux. Il avait beau considérer que la famille était une valeur essentielle, il n’avait tout simplement pas la fibre paternelle. Ou plutôt pas comme il l’aurait fallu selon Lev et Natalia. Il se souvenait encore de la dispute qu’il avait eue avec sa femme la première fois qu’il avait décidé d’avoir une soirée entre hommes avec Alekseï , l’initiant aux joies du cigare et de la vodka. Natalia avait été terrifiante, faisant toute une histoire comme quoi un enfant de six ans n’était pas fait pour ce genre de régime et bla et bla, mais il n’y avait pas d’âge pour la vodka bon sang ! Bref, tout ça pour dire qu’à part parler affaires avec Alekseï qui semblait particulièrement apprécier le sujet -bien plus que ses études soi-dit en passant- il se trouvait toujours dans l’embarras au moment d’interagir avec sa progéniture. En particulier avec Nikolaï.

Le petit dernier dont il était pourtant des plus fiers car il réussissait à gagner le respect des autres par les voies légales, ce que ses propres capacités ne lui avaient jamais permis -imaginez un peu la fierté de déclarer que son fils d’à peine 13 ans avait été nommé préfet-, le mettait systématiquement mal à l’aise lorsqu’il essayait réellement d’avoir une conversation avec lui. Or, Mikhaïl gérait très mal de ne pas avoir le contrôle de ses propres émotions, et finissait deux fois sur trois par s’énerver sur Nikolaï qui ressemblait trop à sa mère pour son propre bien, avec cette façon de le défier et de remettre en cause ses décisions tout en ayant l’air d’être terrifié. Tout était dans le regard, cette nuance particulière de bleu partagée par sa femme et de son cadet, ce bleu qui semblait tout voir et tout savoir de lui. Ce n’était bien sûr qu’une impression, il en était bien conscient, mais il n’arrivait pas à s’en débarrasser, ce qui compliquait nettement sa relation déjà tendue avec Nikolaï. Alors il accueillit la proposition de Lev sans même prendre la peine de cacher son soulagement.

-C’est une idée brillante. Il est temps qu’Alekseï se fasse un peu une idée de ce qu’est le terrain avant que je ne prenne son éducation en main. Je l’ai toujours dit, on ne peut pas diriger sans connaître le fonctionnement du processus depuis la base. Or Aliocha veut toujours se ruer sur le grizzli avant d’avoir même tué son premier ourson, une petite visite dans le feu de l’action lui mettra du plomb dans la cervelle. Il a les capacités qu’il faut pour diriger mais pas la maturité.

Pourtant, il plaçait de grands espoirs en son aîné. Il lui ressemblait énormément, avec cette tendance à vouloir tout contrôler et à se jeter dans l’action sans vraiment réfléchir, et c’était bien pour ça que Mikhaïl savait exactement comment canaliser de la façon la plus productive l’énergie de son héritier. L’adolescent avait juste besoin qu’on lui trace des limites claires à ne pas dépasser, comme l’année dernière avec cette question d’ASPICs. Une fois qu’Alekseï comprenait ce qui lui était permis et interdit, il pouvait faire preuve de toute l’ampleur de sa redoutable intelligence et Mikhaïl ne doutait pas une seconde de le voir revenir avec un bulletin rempli d’Optimals. En tous les cas, il n’en attendait pas moins de celui à qui il comptait léguer son empire. Il allait d’ailleurs falloir qu’il parle sérieusement avec lui de la question de ses études supérieures. Il voulait qu’Alekseï fasse une carrière de Diplomage ou tout au moins d’avocat car cela pourrait toujours lui servir s’il venait à avoir des démêlés avec la justice, mais il semblait que le septième année penchait plus pour le secteur commercial et se voyait plus homme d’affaires à temps plein -couverture légale y compris- que Diplomage ou ténor du barreau. Mikhaïl espérait pouvoir le faire changer d’avis mais, dans le pire des cas, si Alekseï se montrait assez persuasif, il avait l’intention de le laisser décider par lui-même. Après tout, un bon chef est quelqu’un qui suit ses instincts peu importe les obstacles. Il fallait juste qu’Aliocha apprenne la différence entre se faire confiance et ne jamais écouter les autres.

-Quant à Kolia …

Et voilà, nous y étions, il ne savait tout simplement pas quoi faire de son second. Il aurait dû s’arrêter après le premier, il l’avait toujours dit. Lui n’avait pas de frère ni de sœur et cela évitait d’avoir à partager les gains. Mais Natalia avait insisté et il n’avait jamais su lui résister lorsqu’elle voulait réellement quelque chose. Sauf que parfois, il avait l’impression que plus qu’un second fils c’était de la poupée dont rêvait Natalia qu’il avait hérité. Enfin, la beauté pouvait être un atout, lui-même avait été un beau jeune homme et il avait su en jouer. C’était juste que Nikolaï, contrairement à Alekseï qui était le stéréotype parfait du sportif, était … eh bien tout simplement plus semblable à une gravure de mode qu’à un dirigeant de l’ombre. Il avait tout hérité de Natalia, son physique fluet, son caractère plus effacé et cette fichue volonté individuelle. Or s’il était aisé de détourner l’attention de Natalia avec quelques cadeaux bien choisis, l’adolescent, lui, lui semblait chaque jour plus difficile à atteindre.

Il choisit donc une fois de plus de s’en remettre à son meilleur ami qui, il le savait parfaitement, avait toujours été plus proche de ses propres fils que lui ne l’avait jamais été. Il avait tendance à dire publiquement que c’était parce qu’il les avait eu tard, mais, dans son for intérieur, il savait que le problème n’était pas là. Le problème était qu’il avait déjà le fils qu’il avait toujours voulu en la personne de Lev et qu’il n’avait jamais pu s’empêcher de comparer Alekseï et Nikolaï au géant, rarement -pour ne pas dire jamais- à l’avantage de ces derniers.

-… je te fais confiance pour savoir quoi lui faire faire.

Ou comment avouer publiquement son incapacité à réagir face à son plus jeune fils. Heureusement que ce genre d’informations ne sortait pas de leurs réunions informelles, sinon sa réputation de gros dur en pâtirait sérieusement, de même que l’autorité qu’il exerçait sur ledit fils. Une perspective fort peu réjouissante en somme …

- Ne t'en fais pas, j'ai tout un programme derrière la tête … tes gosses ne seront pas déçus du voyage …

A l’écoute de cette phrase et devant l’air faussement carnassier de son ami, le veux mafieux ne put retenir un sourire amusé. Oui, définitivement, il faisait bien de laisser Lev gérer les deux variables indépendantes -trop à son goût- qu’étaient ses héritiers, cela lui ferait un souci en moins. Il avait déjà trop de choses à contrôler pour se préoccuper qui plus était des humeurs de deux adolescents en mal d’attention.

Parfois, il se disait que, dans un monde parfait, les héritiers se contenteraient de suivre les désirs de leurs pères sans opposer la moindre résistance. De merveilleuses petites poupées malléables à souhait. Malheureusement, la réalité était bien différente. Enfin, dans le fond, ce n’était pas seulement un problème car, sans volonté propre, ils n’auraient pas été capables de prendre la succession de l’empire. C’était juste qu’il aurait bien aimé que susdite volonté ne se fasse sentir que lorsqu’il aurait passé l’arme à gauche ou du moins décidé de leur laisser les rênes du business et pas avant. Mais, il fallait croire que les choses ne pouvaient pas toujours abonder en son sens.

En effet, Alekseï se voyait déjà prendre sa place, cela se voyait dans la lueur qui s’allumait dans son regard dès que les affaires étaient évoquées. C’était l’appât du gain mélangé à une ambition sans fin. Mikhaïl l’aurait reconnue n’importe où car le même feu brûlait également en lui, mais l’expérience -avec un peu d’aide de Lev- lui avaient appris à tempérer ses ardeurs car prendre son mal en patience donnait fort souvent de bien meilleurs résultats que foncer droit dans le mur. D’où le besoin de mettre son aîné face à la réalité crue. Il n’était pas immortel et il ne se ferait protéger par ses hommes qu’à condition de gagner le respect de ces derniers, or ce n’était pas en jouant les petites princes pourris gâtés qu’il obtiendrait la confiance nécessaire à ce respect. De même que jouer seulement sur la peur ne l’amènerait nulle part. Un chef efficace devait savoir doser carotte et bâton sinon il courait droit à la mutinerie.

Quant à son second, c’était l’inverse. Il était essentiel de lui apprendre à s’imposer, de le forcer à sortir de l’ombre de son frère où il semblait avoir pris ses aises pour lui rappeler qu’un Dmitriev était fait pour la lumière des projecteurs et le devant de la scène et non les complots de coulisses. Autrement dit, il devenait de plus en plus urgent d’en faire enfin un homme. Et quelle meilleure occasion pour cela que son anniversaire à venir ? Quatorze ans marquaient définitivement la fin de l’enfance et l’entrée si ce n’est dans le monde adulte, tout au moins dans l’entre-deux de l’adolescence dont le but principal n’était autre que de former la personnalité ainsi que le corps du futur adulte. Et Mikhaïl avait déjà une idée de ce qu’il allait exiger de Nikolaï lors de sa « cérémonie d’entrée dans l’âge adulte » comme il avait décidé de nommer ce moment après les quatorze d’Alekseï. Si ce dernier avait dû convaincre de la manière qu’il désirait un inconnu quelconque des bas-fonds de Moscou de le ramener chez lui dans les beaux quartiers sans se faire agresser de manière à développer son esprit d’initiative et son charisme naturel -Lev restant bien entendu toujours dans le coin, sans que l’adolescent ne soit au courant, pour intervenir si la situation avait dégénéré-, pour Nikolaï le challenge serait d’un tout autre ordre. Il fallait l’obliger à se montrer impitoyable et lui apprendre à faire preuve de force de caractère et c’était pour cette raison que Mikhaïl avait exigé que lui soit livré un bébé grizzli pour l’anniversaire de son fils. Il avait ensuite l’intention de laisser les deux enfants -humain et animal- face à face et, à son fils de montrer à l’ourson qui était le maître.

Mais, il n’eut pas l’occasion de se perdre dans ses préparatifs car, suivant la logique informelle qui les amenait à passer du coq à l’âne lors de leurs réunions quotidiennes, Lev passa à un problème autrement plus urgent que les quatorze ans de Nikolaï. Comme ça quelqu’un s’amusait à faire circuler une fausse version de leur produit ? D’un côté c’était flatteur car cela signifiait que comme il s’y était attendu, l’association avec Aïlin n’avait pas été en vain mais de l’autre il était hors de question de laisser qui que ce soit usurper le nom des Dmitriev. Il répondit donc, gardant son calme cette fois-ci, de ce ton sérieux qu’il prenait lorsqu’il était complètement impliqué dans une affaire. Démontrant ainsi la personnalité qu’il ne dévoilait que rarement mais qui était celle qui lui permettait de gérer un empire pareil sans que tout ne parte en cacahuète à la première difficulté.

-Je ne vois pas ce que Bower aurait à gagner à faire une copie bas de gamme. Je n’ai certes pas ta capacité à juger les gens mais je serais à parier gros que le gamin est clean. Il avait l’air d’avoir son travail en trop grande estime pour s’abaisser à produire de la merde pour le plaisir d’en produire. Quant à des raisons économiques, je doute que ce soit ce qui le préoccupe réellement. Il ressemble bien plus à un jeune renard en quête de reconnaissance qu’à une sangsue avide de richesses. Mais, si par hasard j’ai tort, sa voix se fit soudain tranchante, pas de quartier. Peu importe la personne à l’origine de ce merdier, elle servira d’exemple à tous ceux qui se sentiraient assez stupides pour s’opposer à nous.

Car il était hors de question qu’on ne les prenne plus au sérieux. Il n’avait pas bâti son empire à coups de sourires et de réunions amicales autour d’un verre de bonne vodka. Il n’avait jamais hésité à se montrer impitoyable lorsque l’occasion l’exigeait et cela n’avait pas changé. Si ses colères tonitruantes étaient mémorables, bien plus dangereuses étaient ses résolutions froides lorsqu’il pouvait décider de la vie ou de la mort d’un homme sans un seul battement de sourcils. Il n’était pas un gentil chef d’entreprise, il dirigeait un empire mafieux et il le dirigeait bien, avec tout ce que cela impliquait. Il interrogea d’ailleurs à ce sujet Lev.

-Cela fait désormais deux ans que nous sommes installés en Angleterre, les difficultés de l’arrivée sont enfin passées, il semble que nous nous soyons faits une place au soleil sur le marché, mais j’ai encore l’impression que quelque chose manque. Alors, je me demandais, qu’est-ce que tu en penses ? Peut-être tout simplement que je me fais trop vieux pour ce job.

Il réfléchit deux secondes à l’implication de cette dernière remarque et explosa de rire.

-Ou pas. Mais j’aimerais tout de même mon avis. Tu es le seul à qui je fais confiance pour ce genre de choses. Tu as toujours eu un don pour avoir une vue d’ensemble. Alors, que crois-tu qu’il nous manque aujourd’hui ?

Spoiler:

Les paroles de Lev imposèrent une image vivide de son alter ego d’ici quelques années, trop âgé pour sortir de son lit, mais continuant de donner son avis d’une voix tonitruante à un Alekseï contenant mal son exaspération envers celui qui refusait de passer l’arme à gauche et de lui laisser enfin les rênes complètes de l’empire. Oh oui, il imaginait parfaitement la scène et, à vrai dire, elle lui tira un grand éclat de rire. Son aîné, toujours aussi impatient bien que désormais plus mature -du moins il l’espérait-, Lev retenant tant bien que mal un sourire dans un coin de la pièce, et lui se refusant à déléguer complètement les responsabilités à celui qu’il avait pourtant entraîné toute sa vie pour ce moment même. Certaines choses ne changeaient pas, peu importait les années, du moins c’était ainsi qu’il se représentait l’avenir. Mais, il n’avait pas survécu dans le monde des mafieux toutes ces années en étant naïf et il savait parfaitement que d’ici à ce que cette scène ait lieu, beaucoup de choses pouvaient mal tourner, qui viendraient empêcher sa bonne réalisation.

Mais, l’heure n’était pas aux spéculations sur l’avenir mais bien plutôt aux réflexions sur le présent, en vue d’assurer la prospérité future. Il écouta donc les remarques de son bras droit avec attention en hochant la tête ici et là, plus pour lui que pour Lev. Effectivement, le géant avait totalement raison : en grande partie l’entreprise en Chine était vouée à rechercher un nouvel espace à conquérir. En effet, sinon, trois empires sur un territoire de la taille de la Grande-Bretagne en étaient réduits à se marcher respectivement sur les plates-bandes, ce n’était qu’une question d’arithmétique. Petit espace, grandes ambitions : clash imminent. Et, c’était encore plus pour les Russes, pour qui, habitués à se mouvoir dans des espaces gigantesques, cette sensation d’être constamment oppressés était nouvelle et pas forcément des plus agréables.

Ainsi, au début, il avait fallu faire preuve d’une discipline de fer avec les hommes de la base pour leur laisser bien clair que Londres n’était pas Moscou et que lorsque l’on tombait nez à nez avec un type d’une organisation rivale on ne sortait pas immédiatement sa baguette, encore moins lorsque que l’on avait plus ou moins une alliance avec l’organisation en question. Malheureusement, les habitudes avaient la vie dure et cela avait amené plus d’un dérapage qu’il avait fallu rattraper tant bien que mal pour permettre à l’alliance chinoise de se mettre sur place. Parfois, des incidents isolés voyaient d’ailleurs encore le jour mais, dans l’ensemble, tout se passait correctement. Ce qui ne voulait pas dire pour autant que la paix durerait indéfiniment. Ce n’était pas ainsi que fonctionnait le monde de l’ombre. Une alliance n’était valide que tandis que les deux parties y trouvaient leur compte, dès que l’une considérait qu’elle n’avait plus rien à gagner, on revenait sur sa parole sans y repenser à deux fois. D’où l’importance que la situation en Chine aille vers du mieux car, sinon, c’était la guerre ouverte et, si Mikhaïl avait confiance en ses hommes et en leur capacité à s’en sortir, il n’en savait pas moins qu’avant qu’une nouvelle trêve ne voit le jour, bon nombre périraient et les profits en pâtiraient énormément. Or, il n’y tenait pas plus que cela. Il n’était désormais plus tout jeune alors s’il pouvait s’éviter une guerre à tout va, il ferait tout son possible pour. Le tout sans se laisser contrôler par ses partenaires pour autant bien sûr. L’idée était simplement de convaincre McGregor et Murray que leur intérêt commun résidait dans une paix de longue durée.

-Et surtout, oserais-je le dire, ce qui nous manque c'est une place au ministère. Mais après ce qui est arrivé la dernière fois ...

Oui, effectivement « après ce qui était arrivé la dernière fois », il était tout bonnement hors de question de retenter le coup. S’il n’avait pas su soudoyer correctement les fonctionnaires de sa propre patrie, il ne tenterait pas le Diable en recommençant avec ceux d’un pays étranger. Il devrait se contenter de sa couverture diplomatique, voire de l’aide de McGregor avec tous les dangers qu’elle pouvait néanmoins comporter. La suite s’annonçait cependant bien plus intéressante en termes de possibilités futures.

Développer l’image publique de la famille ? Oui, c’était loin d’être une mauvaise idée. Déjà l’investissement dans le rachat des parts de Gringott’s qui s’était avéré une véritable aubaine financière avait grandement joué dans l’estime que la population portait à la famille. Dmitriev avait cessé d’être un nom inconnu des élites sorcières. Il n’était plus seulement un ambassadeur parmi d’autres, car d’un point de vue purement diplomatique les relations entre la Mère Patrie et l’Angleterre n’étaient pas des plus importantes d’où son importance mineure au Ministère, il était également un des « sauveurs » de l’économie anglaise aux côtés de Leoni, McGregor et Murray. L’ironie ne lui était d’ailleurs pas perdue. Les plus grands barons mafieux faisant main basse sur le trésor de la patrie et recevant pour cela même les remerciements de la populace, c’était presque trop invraisemblable pour être vrai. Et pourtant telle était la réalité. Il y avait donc là une piste à explorer.

-Tu n’as pas tort. Je pense que le plus simple, là tout de suite, serait peut-être d’approfondir la question de Gringott’s. Mets sur place une équipe avec comme tâche de me fournir un rapport sur la situation actuelle de la banque et ce que nous pouvons y changer avec notre investissement. Ils ont un mois. A part ça, je suis ouvert à toute suggestion.

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