« Monsieur Bower ? Brady a vu une jeune femme passer le portail. Elle se dirige vers le manoir.
— Et bien, va l'accueillir... De qui s'agit-il ?
— Brady ne sait pas, Monsieur. Brady ne l'a jamais vue. »
Aïlin releva les yeux du parchemin sur lequel il finissait d'écrire une lettre de vœux à l'adresse de son ami James, puis se tourna vers l'elfe de maison qui se tenait devant lui, les mains nouées sur son tablier.
« Comment est cette jeune femme, Brady ? demanda Aïlin, à l'instant même où il entendit, au loin, le claquement caractéristique du heurtoir.
— Des cheveux noirs, longs. Une dame de votre rang, à n'en pas douter, Monsieur. Euh... Une peau très pâle... »

Aïlin se leva de son bureau et laissa là la jeune elfe qui remplaçait Jenny depuis trois ans déjà. Il descendit les escaliers menants au rez-de-chaussée et s'arrêta dans le grand salon. Il s'arrêta, le temps d'analyser ce que son soupçon quant à l'identité de la visiteuse déclenchait en lui. Sa main se porta à sa poitrine, instinctivement, lorsqu'il se rendit compte que son cœur battait plus fort, malgré le calme que reflétaient ses yeux froids. Sa gorge s'était nouée et il n'aurait su dire pourquoi la seule pensée d'un nom l'avait mis dans un tel état.
Peut-être parce qu'il n'était pas certain d'être prêt à lui faire face. Il ne parvenait pas à s'imaginer la regarder droit dans les yeux en conservant son sang-froid, en faisant comme si de rien n'était. Il était partagé. Partagé entre le sentiment d'être floué, blessé dans son orgueil et furieux de la voir venir ici, chez lui, alors qu'elle n'y avait pas été invitée. Non, il ne voulait pas la voir. Il ne voulait pas regarder ces lèvres qui l'avaient autrefois tentées, ce regard d'un bleu glacial et insondable qui recelait d'autant d'obscurités que de fragilités. Il ne voulait pas se laisser happer, se faire avoir et lui pardonner. Elle était désormais l'épouse de son frère. Leur amitié ne pouvait ni ne devait survivre à cela. Si tenté qu'il y avait déjà eu la moindre amitié aux yeux de Narcissa Bodom.

Il ne voulait pas la voir. Pourtant, il ne pouvait se résigner et ignorer le son du heurtoir ou encore envoyer son elfe l'inviter à retourner chez elle. Il ne pouvait lui déclarer la guerre sous prétexte qu'elle s'était jeté sur son frère aîné avant même qu'Aïlin ait appris qu'elle était de retour à Londres. Parce qu'il ne pouvait pas se faire une ennemi de Narcissa. Les liens qui les avaient unis, aussi malmenés avaient-ils été du côté du cadet Bower, étaient trop fort. Puis, il savait que se faire de la nouvelle Mrs Bower une ennemie aurait été la pire des erreurs.
Torin et lui n'avaient guère su améliorer leurs relations. Ils étaient toujours froids l'un envers l'autre et une rivalité constante, pleine d'une haine sous-jacente, les opposait. Narcissa pouvait être une aide précieuse pour assurer au lord que Torin ne fomenterait pas contre lui, lui laissant une paix relative. ...Ou elle pouvait être le catalyseur de la haine qu'éprouvaient les deux frères l'un pour l'autre.

Le regard du jeune lord s'attarda sur le reflet que lui renvoyait le petit miroir posé sur le chien de la cheminée. Sa main passa machinalement sur sa mâchoire, qu'il avait rasée de près la veille. Stupidement, il se trouva heureux d'avoir pris le temps de s'occuper de son apparence. Il n'avait pas envie de paraître amoindri ou faible. Et son regard d'un bleu perçant, allié aux couleurs que sa peau habituellement si pâle avait eu le temps de prendre à Istanbul, lui conférait quelque chose de plus qu'autrefois. Davantage de vivacité, peut-être. Davantage de vie. Malgré l'ombre sinistre qui obscurcissait ses prunelles lorsqu'enfin, il se dirigea à travers le couloir et ouvrit la porte d'entrée.

Comme il s'y était attendu, Narcissa se tenait devant lui, sur les marches du perron. Un soupir lui échappa. Non pas celui d'un homme agacé, mais d'un homme résigné. Le plat de sa main, appuyé sur le chambranle de la porte, poussa cette dernière tandis qu'il contemplait avec nostalgie la sorcière. Elle était aussi belle que dans ses souvenirs. Il aurait voulu ciller lorsqu'il rencontra ses yeux de glace, mais sa fierté l'en empêchait. Au lieu de quoi, ce fut un regard dur, altier, qu'il enfonça dans les beaux yeux de Narcissa.

« J'espère vraiment que tu es venue seule... » murmura-t-il pour tout salut, avant de se décaler de côté. « Entre. Je m'en voudrais de mal accueillir une femme de ma propre famille. »

Respectueusement, malgré la raideur qu'il ne pouvait s'empêcher d'afficher, Aïlin aida la nouvelle Bower à s'extraire de sa cape, qu'il rangea aussitôt avant de mener la jeune femme à la salle à manger. La laissant s'assoir, il appela son elfe et lui demanda d'amener le thé, qu'elle avait fait préparer un peu plus tôt. Du Barry's, qu'Aïlin avait espéré pouvoir déguster dans des circonstances moins oppressantes. Brady arriva avec un lourd plateau qu'elle fit léviter jusqu'à la table, contenant théière et tasses de porcelaine. Sans prononcer le moindre mot, Aïlin s'occupa de servir le thé tandis que l'elfe disparaissait en cuisines.
Lorsqu'il eut finit, c'est toujours pourvu de ce remarquable silence qu'il s'assit devant sa propre tasse et, s'accoudant à la table, accrocha son regard sur celui de Narcissa, pour ne plus l'en éloigner. Un regard qui ne trahissait rien de ce qui se tramait dans ses pensées, si ce n'était l'attente un peu impatiente. Mais il n'y avait là rien d'engageant. Quand bien même il aurait voulu faire bonne figure, n'avoir l'air de rien, il était trop touché par la blessure que ce visage faisait resurgir alors qu'il l'avait si bien tu ces quatre derniers mois. Assez pour lui laisser l'honneur de faire comme si de rien n'était, puisque lui n'avait aucune envie de jouer sur de faux-semblants.