Les veillées étaient longues lorsqu’on les passait entre les grimoires et les parchemins. Isaac n’avait pas vraiment renoué avec ses anciennes connaissances. Ses contacts humains se limitaient aux discussions cryptées qu’il tenait parfois avec Megan et aux premières années égarées qu’il induisait systématiquement en erreur – il est des plaisirs dont il serait sacrilège de se priver. Les habitudes prises l’année passée semblaient ancrées dans son nouveau mode de vie. Le serpent rasait les murs, dissimulait entre les pierres sa personnalité insaisissable. Un jour souriant, l’autre menaçant, il adaptait ses humeurs en fonction de ses caprices et aucune n’arrivait jamais à traduire sa pensée profonde. Etre inachevé, il avançait à l’aveugle. L’ambiance du château lui faisait du bien, mais rien ne le mêlait aux amusements des autres élèves. S’il les comprenait toujours, l’environnement posait problème. L’image du déserteur de retour sur des terres imméritées ne le quittait pas. Il essayait de se persuader qu’il s’en fichait, qu’il pouvait profiter à son tour et considérer cette place méritée, il n’y prenait plus le même plaisir. Les secrets scellés en son cœur étaient trop douloureux. Les amis de Tel-Aviv lui manquaient. Qu’auraient-ils fait à cette heure ? Ses envies proposaient une sortie nocturne sur la plage, pieds sur le sable froid, une bouteille de vodka dans la main, la lune pâle au-dessus d’une étendue noire agitée… Oui, les derniers mois de son existence avaient gardé des moments agréables. Il songeait aussi qu’il aimait, que la solitude des nuits commençait à le ronger et que les jours qui le séparaient des vacances d’Halloween ne se réduisaient jamais. Mais avec qui aurait-il pu partager cela ? Ils ne comprendraient. La beauté coupable de ce qu’il avait vécu s’anéantirait sous les reproches d’un juge extérieur. Personne ne le priverait des seules choses qui lui appartenaient.

Il étudiait dans l’ombre, comme il l’avait fait tout au long de l’année avant de quitter Poudlard. On aurait pu penser qu’à ce rythme son niveau en magie aurait fait de lui l’un des meilleurs élèves de sa classe, mais il n’en était rien. Isaac gardait un niveau acceptable dans la plupart des matières. A vrai dire, le programme scolaire l’intéressait fort peu. Il ne s’intéressait qu’à la métamorphose, et les sujets abordés ne correspondaient pas à ses ambitions. Alors il explorait chaque aspect de cette magie complexe, apprenait à les maîtriser, parfois même à les modifier. Quelques ouvrages sur les animagi trainaient dans ses affaires mais il les considérait avec une convoitise mêlée de méfiance. Visiblement, les changements n’étaient pas aussi difficiles qu’on le pensait à obtenir, mais leur caractère irréversible lui posait quelques problèmes. Il avait tout son temps. Beaucoup de choses autour de lui ne demandaient qu’à être modifiées, à commencer par son environnement. C’est là que l’idée de quitter le dortoir lui vint. Sa tête épuisée réclamait une distraction plus simple. Il n’avait vraiment pas l’intention de lire jusqu’à l’extinction des feus. Les cachots renfermaient beaucoup de trésors, comme la réserve de potions ou les garde-manger du professeur Slughorn. Les portes étaient généralement bien protégées mais il se demandait si les murs étaient également hermétiques à toutes les formes de magie… Il fallait qu’il le vérifie.

Quelques élèves se trouvaient justement devant la caverne aux merveilles et se disputaient à propos d’une bouteille de vin de mauvaise qualité offerte par les elfes de maison. Ils prirent peur en le voyant arriver et improvisèrent un récit bancal lorsqu’il se proposa de les aider. Pour une fois, pas d’entourloupe à dissimuler, le prétexte était tout trouvé. Au pire, il avait, disons le, une couverture parfaite grâce à ces faux complices de Gryffondor et Poufsouffle. Afin d’opérer en paix, Isaac leur ordonna de rejoindre le troisième étage. Les gamins hésitèrent mais finirent par se laisser convaincre. Il les retrouva une demi-heure plus tard, deux bouteilles de grands crus français à la main. Comment avait-il fait ? Il ne donna aucune explication. Même si le directeur de sa maison découvrait la manipulation faite, il lui serait absolument impossible d’identifier le voleur. Cette affaire l’avait momentanément mis de bonne humeur. Les garçons lui proposèrent de rester un peu avec eux mais il refusa, peu désireux de se faire coincer par Rusard avec des boissons illégales. Ces gosses ne méritaient vraiment pas l’aide qui leur avait été apportée. Il leur souhaitait de se faire pincer. La bouteille qu’il avait gardée contre lui était destinée à une consommation plus discrète. Fier de son succès, il se dirigea vers le sixième étage avec l’espoir de retrouver la belle salle de bain des préfets. Isaac murmura l’ancien mot de passe à tout hasard. Il était évidemment obsolète. Alors, il pointa sa baguette sur le mur d’à côté et se concentra pour faire apparaître une autre porte, plus petite, rudimentaire et mal agencée mais opérationnelle malgré tout. Il la força d’un coup d‘épaule. La salle était déjà humide et chaude. Une voix bien connue l’interpella à travers la vapeur. Ohoh… Alix, le nouveau préfet de Serpentard, l’ex petit ami qu’il fuyait depuis deux ans, le héros de la révolte à Poudlard, était dans la baignoire de marbre. Isaac ne se signala pas tout de suite, il essaya de réparer le pur de la pièce mais la panique qui l’envahissait soudain bloqua sa magie si bien que les briques épaisses du mur ne retrouvèrent que partiellement leur aspect et s’effondrèrent sur le parquet.

- C’est bon c’est rien Alix ! lança-t-il aussitôt pour prévenir toute réaction débile de la part de son comparse. Pas de coup d’Etat sur Sa Majesté en vue, je ne savais même pas que tu étais là. Attend deux minutes s’teplait…

Il s’agenouilla devant le mur et mesura, lèvres pincées, l’étendue des dégâts. Après quelques essais infructueux la partie abîmée retrouva son apparence initiale, à quelques cavités près. Puis il s’approcha de la baignoire, attirée par la forme d’une bouteille qu’il lui semblait reconnaître. N’était-ce pas celle qu’il avait offert un peu plus tôt aux gamins fêtards ? Voilà qui ne l’arrangeait vraiment pas. Ces idiots étaient capables d’en conclure qu’ils avaient été les victimes d’un complot de Serpentard ! Il n’était pas certain qu’Alix apprécie d’avoir été mêlé malgré lui à ses magouilles, ce qui le fit sourire intérieurement.

- Dis… Tu l’as trouvé où ce vin ? – Et, constatant que la bouteille était déjà bien entamée, il enchaîna plus perplexe : - Depuis quand tu bois ?

Il n’avait pas le souvenir d’avoir déjà vu Alix ivre. C’était le genre de tapette à consommer les cocktails du bout des lèvres à l’époque où il le connaissait encore. Sans s’inquiéter de sa réaction, il déboucha la bouteille d’hypocras qu’il s’était réservée et but une gorgée sanguine et épicée.

L’effondrement du mur avait dû raisonner deux étages plus bas. Il voyait d’ici le regard furibond de Rusard qui claudiquait déjà vers la source du bruit. A cette heure, il chercherait sans doute Peeves. L’esprit frappeur aimait renverser les statues des derniers étages. Rien ne l’enchantait plus que faire trembler les murs du château à l’approche du couvre feu. Isaac ne s’inquiétait pas outre mesure. Il avait pris l’habitude d’ignorer le règlement. Au pire, le sale concierge lui collerait une retenue pour infraction, et une seconde pour insolence, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Il ne le priverait pas non plus du plaisir de retirer des points à sa maison. S’il n’en fallait pas plus pour faire bander ce vieux déchet, il saurait se montrer altruiste. Eh quoi ? Il copierait des lignes ? Hors de question. Il n’avait certainement pas résisté aux Carrow pour se soumettre à des punitions aussi idiotes. Personne – à par Rusard qui n’avait aucun pouvoir (lol) – ne renverrait un élève pour si peu. Les verts et argents pouvaient le détester, voter la mise au ban, ce n’était pas son problème. Il aimait toujours les valeurs de sa maison, mais il ne se retrouvait plus dans sa communauté.

De toute manière, il n’était plus préfet. Alix lui avait finalement succédé. Il ne l’avait même pas félicité. Fidèle à ses habitudes, Isaac fuyait son ex depuis la rentrée. Les raisons de leur rupture ne trouveraient jamais d’explications. Ce chagrin était loin désormais. D’autres souffrances plus intenses l’avaient remplacé. Il ne pensait pas subir la colère d’un amant éconduit après une année aussi douloureuse. Cependant, il ne voulait plus s’approcher de lui. Ce type était dangereux. Il se souvenait encore de la scène qu’il lui avait joué devant toute l’école lorsqu’il avait débarqué au bal de Noël, complètement ivre et efflanqué d’un Gryffondor qu’il avait sans doute embrassé – c’était du moins ce qu’on lui avait rapporté. Alix s’était mêlé de ses affaires comme s’il lui devait encore quelque chose. Isaac n’avait pas envie que ce gars s’accroche encore à lui. Et surtout, il craignait sans se l’avouer qu’il découvrît une partie de ses secrets. Alix le connaissait trop bien, et l’ironie de sa question le confirma. Son « s’teplait » n’était qu’une locution machinale, prononcée à la hâte, sans réel fondement. Pourtant, le nouveau préfet avait noté son caractère peu commun. Qu’avaient-ils tous à lui signaler ses fautes de langage ? C’était comme s’il n’avait pas le droit de se comporter comme un garçon normal, comme s’ils lui en voulaient de ne plus les agresser au premier regard… Etait-il à ce point insupportable ? Avait-on aimé cette personnalité indomptable ? Il avait du mal à y croire. Il lui semblait qu’il devait retrouver une figure à laquelle amis et ennemis s’étaient habitués, comme s’il n’était rien d’autre qu’un acteur piégé dans un rôle raté. Une ombre voila ses yeux sombres. Il esquissa un sourire forcé et lança d’une voix plus acide :

- Je t’aurais bien menacé mais j’avais la baguette occupée.

Il fit tourner sa petite baguette noire entre ses doigts mais l’utilisa finalement pour déboucher sa bouteille d’hypocras. Le bouchon sauta d’un coup et plongea devant le préfet. Alix ne ressemblait plus au garçon maladroit de troisième année. Les barrières qu’il dressait autour de lui étaient si fortes qu’elles l’incitaient à la méfiance. Il n’était plus capable d’anticiper les réactions de ce presque inconnu. La guerre avait creusé des blessures qu’il ignorait. Il avait cessé de s’intéresser à la vie du jeune homme. En février, il l’avait reconnu sous les traits d’une résistante de Gryffondor, et n’avait pas cherché à en apprendre davantage. Ces fantaisies l’exaspéraient et il avait bien d’autres soucis à régler. C’était encore le cas aujourd’hui. Quelque chose lui disait cependant que les tendances alcooliques de son ex n’avaient rien d’anodin. Il continuait à boire au goulot comme s’il cherchait à le défier, à lui montrer que l’ivresse ne lui faisait pas peur. Isaac lapa le bord de sa bouteille sans se hâter. Il était passé par une période similaire même s’il n’attendait peut-être pas les mêmes effets. Parfois, il buvait assez vite pour tout oublier. Puis, les bêtises s’étaient accumulées en un temps record et il était tombé si bas qu’il avait préféré se calmer. L’ébriété est désastreuse lorsqu’on la provoque pour de mauvaises raisons.
Il adressa un sourire un brin condescendant à son compagnon de boisson et dénoua sa cravate d’une main. Alix lui avait ordonné de le rejoindre et il semblait près à lui obéir bien sagement. Cependant, il n’avait pas envie de se baigner pour l’instant. Il s’installa en tailleur au bord de le l’eau, retira ses chaussures et déboutonna sa chemises. Quelques éclats métalliques apparurent sur sa peau mais il n’ouvrit pas suffisamment le vêtement pour en révéler l’origine.

- Et toi, depuis quand tu me donnes des ordres ? demanda-t-il en feignant la surprise. J’étais venu boire en paix ouais, or ne j’ai pas trouvé ce que je cherchais. Puis tu sais, ma première question était toute rhétorique vu que tu es en train de descendre la bouteille que j’ai filé à des gamins tout à l’heure. Tu veux savoir d’où elle vient ?

Une lueur espiègle perça ses prunelles, la même qui le trahissait autrefois lorsqu’il réussissait un sale coup dont il était particulièrement fier. Alix se lavait les cheveux comme s’il n’existait pas et il haussa les épaules en avalant une gorgée plus longue. L’hypocras se buvait plus facilement qu’un vin rouge. Il avait gardé une préférence marquée pour les alcools sucrés, même si, contrairement au préfet, il connaissait très bien ses limites. Ce dernier lui lançait d’ailleurs qu’il était ravi de le revoir. Isaac haussa un sourcil. Il n’était pas certain de partager ce sentiment mais le signe d’une trêve officielle était un soulagement. Les nouvelles fonctions d’Alix ne lui permettraient plus de le fuir aussi facilement qu’avant. Ce serait ridicule. Il devait se débarrasser de tous ces vieux démons qui l’ennuyaient encore.

- Je suppose que pour rester fidèle à un caractère que tu as si bien retenu je devrais te répondre que ce n’est pas mon cas et que je m’en fiche ? répliqua-t-il avec une insolence amusée. Mais santé quand même, le’hayim Alix ! Mazal tov à notre nouveau préfet. Par contre si tu te noies dans ton bain ne compte pas sur moi pour venir te repêcher.

Il leva sa bouteille sur cette plaisanterie douteuse. Il était évident que l’indifférence lui serait impossible dans une telle extrémité, même s’il était profondément inconscient de boire seul dans une eau chaude et une atmosphère saturée de vapeur.

[bon, c'est pas mon meilleur celui là ^^]

L’Alix dont il se souvenait avait tendance à paniquer pour un rien. C’était le genre de mec qui prenait tout au sérieux. Alors il s’amusait à le provoquer, ses habitudes lui revenaient. Il adorait les airs scandalisés du métisse, surtout lorsqu’il s’évertuait ensuite à réparer ses bêtises. Avant de former un couple, ils avaient surtout donné naissance à un magnifique duo comique. Le premier provoquait, le second essayait de rattraper la bourde et se faisait casser par derrière. Ils venaient de répéter involontairement le même schéma, mais Alix n’était plus en état de le blâmer. Les prémices d’un reproche se noyèrent dans la désinvolture. Il ne voulait rien savoir. Quel dommage ! Il passait à côté d’un sujet de conversation léger et plaisant qui représentait un point de fuite parfait pour lui. Si le nouveau préfet s’énervait, tout espoir de discussion sérieuse était annulé. Car, très franchement, qu’auraient-ils pu se dire d’amusant ? Il ne voyait pas. Isaac était plus doué pour créer des conflits que pour initier des conversations. L’avantage des disputes étant qu’elles meublaient le vide avec plus de passion qu’un échange insipide où chacun se forçait à écouter ce que l’autre avait à dire… Ils auraient pu parler de la guerre bien sûr, mais il n’était pas question de s’épandre sur ce sujet. Isaac n’était de ces victimes qui éprouvent le besoin de revenir sur leurs malheurs à la moindre occasion. Les quelques confessions données à Megan suffisaient. Il n’était pas utile d’en faire plus.

- Comme tu voudras, dit-il sans insister. De toute manière, il y a des chances pour que tu le découvres par toi-même demain.

Il haussa les épaules et s’étira en renversant sa tête en arrière. La chaleur humide de la pièce était agréable à cette heure. C’est avec une apparente bonne humeur qu’il porta un toast à la nomination d’Alix. Le pauvre aurait sans doute besoin de courage pour tenir son rôle. Ex rebelle ou non, il restait en décalage avec le reste des Serpentard et Isaac avait déjà pu constater son autorité très relative auprès de ses comparses. Beaucoup se plaignaient de l’allure du représentant masculin de leur maison. Il avait suivi quelques débats de loin, exaspéré par l’intolérance des adolescents. Le problème ne venait pas de son homosexualité disaient-ils, mais donner des responsabilités à un type aussi efféminé ne faisait vraiment pas sérieux ! Certains osaient même prétendre qu’ils le préféraient encore à Alix, lui, ce sang-de-bourbe dont on avait tant critiqué le badge deux ans plus tôt. N’avaient-ils pas mieux à faire que s’engager dans des débats aussi ineptes ? Ils étaient navrants. Isaac but une longue gorgée pour ne plus y penser. La haine l’envahissait dès qu’il songeait aux Autres, à cette masse idiote et vaine, agitée de petites certitude et de grandes questions qui se mourraient au soir. L’alcool apaisait ses pulsions tant qu’elles n’étaient pas stimulées. Il envoya même un vague sourire à Alix lorsque celui-ci rétorqua que sa noyade ne serait pas un drame. Mais que pouvait-il répondre à ça ? Ils n’étaient plus assez proches pour se soutenir, et il n’avait aucune idée des personnes à qui le nouveau préfet pourrait manquer. Le ton détaché avec lequel il s’exprimait prouvait de toute manière qu’il n’était plus très sérieux. Sa bouteille s’était vidée d’1/4 de litre et le pauvre mannequin était déjà à moitié ivre.

Puis, tout en prenant une position décontractée, Alix lui lança une invitation qui le laissa perplexe un instant. D’habitude on parlait plutôt de septième ciel, dire pays des merveilles ça faisait vraiment… Alice. Ah, oui, Alice évidemment ! Même s’il n’avait pas suivi de très près cette affaire, Isaac en connaissait au moins les ficelles. Il avait reconnu son ex sous les traits de la jeune fille de Gryffondor en février, lorsque Ciel Appleby avait réuni les résistants potentiels pour organiser une contre-attaque, à laquelle il n’avait finalement pas participé. La technique de camouflage lui avait semblé assez idiote, cependant, il avait gardé le silence. Si la vérité arrivait jusqu’aux oreilles de la milice et des Carrow, le pauvre Alix Ylian pouvait dire adieu à la vie. Finalement, ce Serpentard était plus habile qu’il n’y paraissait puisqu’il avait su garder le secret jusqu’à la fin. Mais un article récemment paru dans la Gazette sous la plume d’Ange Dawster mettait à mal sa petite couverture. Les élèves nourrissaient quelques doutes et c’était bien normal. Quand on y réfléchissait, les coïncidences devenaient nombreuses. Il soupira et retira complètement sa chemise, révélant ses piercings. Les cicatrices qu’il avait maintenues fraîches tout l’été avaient fini par s’estomper. Il n’y avait plus touché depuis la rentrée. Quelques traces blanches sillonnaient çà et là sa peau.

- Et c’est ça que t’appelle un pays des merveilles ? Moi ça m’a l’air aussi pourri qu’avant.

Le plus dur n'était pas de livrer bataille mais de reconstruire sur les ruines. Ce qui triomphe, c'est le chaos. Les survivants devaient ensuite trouver la force de le modeler à l'image de leurs belles intentions. Mais aucun royaume ne renaît parfait. Ce monde qui ne l'oppressait n'était qu'un amas de corruptions. Les beaux discours partaient en fumée, la rancune était dans tous les cœurs. Il ne pensait pas qu'une guerre pût calmer les âmes. Il y en aurait d'autres. Avant qu'un autre puissant monte au pouvoir, il feindraient le bonheur, et lorsque tout retomberait un jour, ils montreraient des mines étonnées, comme s'ils n'avaient jamais rien vu venir... Ils se jugeraient innocents, victimes d'une fatalité non-méritée. Mais il n'avait pas plus envie de développer. Une gorgée plus tard, il avait repris un visage plus ironique et lançait :

Alors, ça fait quoi de passer la moitié de l'année en nana ? D'ailleurs je te signale que le trav' de Gryffondor c'était mon idée à la base !

Les aventures de Meira et de son apparition marquée au speed dating de leur troisième année avait été un grand sujet de plaisanterie, surtout lorsque la fausse blonde ravageuse de Gryffondor avait réussi à hypnotiser ce petit crétin d'Orion O'Neill. Il en avait rit quelques heures. Mais rien ne valait une apparence de garçon pour draguer ses camarades à la sexualité incertaine. Le challenge était plus haut, et la victoire n'en était que plus franche. Un peu plus à l'aise depuis que l'alcool lui colorait doucement les pommettes, il retira ses derniers vêtements et se laissa glisser dans l'eau tiède face à Alix, sur le bord opposé de la baignoire.

Des lucioles ? Isaac suivit le regard d'Alix vers le plafond sans comprendre de quoi le préfet pouvait bien parler. Des lumières peut-être... Si le garçon commençait à avoir des hallucinations il n'était peut-être pas très prudent de poursuivre cette discussion. Il n'avait aucune envie de le traîner à l'infirmerie. Au pire, il le laisserait cuver dans un couloir à l'abri des regards. Il n'avait plus de badge, il n'était responsable de personne, et certainement pas d'un préfet. Heureusement, ce dernier n'avait pas tout à fait perdu la carte. Il venait de poser un regard plus concentré sur son ventre. La présence des piercing le rendait plus à l'aise avec son corps. Ils attiraient toutes les curiosités et évinçaient la gravité des cicatrices. Ces petites boules de métal accrochées sous la peau étaient une originalité inattendue, elles ne dérangeaient pas, elles fascinaient. Les longues manques blanches étaient plus facilement acceptées, elles n'étaient ni belles ni volontaires, elles en devenaient presque naturelles. Les piercings que l'on se faisait à l'adolescence relevaient souvent du plus haut caprice. Pourtant, Isaac y avait trouvé un véritable salut, la clé d'un bien être oublié. Il avait changé de peau à petite échelle, repris possession de lui-même. La petite brûlure de l'aiguille en faisait tout le charme. Cette douleur était libératrice. Il trouvait étrange qu'Alix lui posât cette question après le traitement qu'ils avaient reçu des Carrow. Etait-il encore possible à ce niveau de considérer avec méfiance la perforation légère de la chair ?

- Bof, pas tellement, dit-il en secouant la tête. Juste une petite piqûre. Ça brûle un peu ensuite, mais c'est supportable, et puis ça se dissipe vite.

Sa plaisanterie sur les travestis donna lieu à une intense réflexion. Visiblement, Alix avait de plus en plus de mal à le suivre. Il se déshabilla et reprit sa bouteille en attendant. Ses gorgées étaient de plus en plus longues. L'alcool perdait toute son apprêté du début, il était doux, sucré, velouté, et terriblement grisant. S'il continuait, il basculerait. Néanmoins, l'état dans lequel se retrouvait son camarade lui indiquait sournoisement qu'il valait mieux aggraver sa consommation pour entrer dans le délire. Le préfet tenta sans grand succès de se justifier sur sa virilité. Or, son état d'ébriété rendait sa voix plus efféminée que jamais. Isaac éclata de rire. Ses pommettes virèrent aussitôt au rouge. Voilà longtemps qu'il ne s'était plus laissé gagner par une aussi franche hilarité. La boisson réussissait à Alix... Ce qu'il pouvait être drôle ! La fierté masculine se réveillait dans les situations les plus improbables. Son ex avait toujours souffert de ses allures maniérées au lieu de les assumer pour en faire une force. C'était pourtant avec cette dérision involontaire qu'il avait le plus de charme.

- Oui ! S'exclama-t-il entre deux rires. Un mec en jupe, et bien roulée à ce qu'il paraît !

Il se calma en réalisant qu'Alix n'avait pas du tout saisi sa référence à Meira. Oh la bourde ! Le secret avait été si bien gardé que seules Lou et Ange connaissaient son identité véritable. Mais, au lieu de s'en inquiéter, il pouffa. Cette révélation n'avait plus aucune importance aujourd'hui. Il était même amusant que cette affaire n'ait jamais été découverte. Pourtant, Alix se souvenait encore de la belle Gryffondor. Oh oui ! Il l'avait vaguement aguiché au speed dating et, curieusement, celui qui était devenu quelques mois plus tard son petit ami n'y avait pas été insensible. Etait-il possible que l'image de cette jeune fille illusoire l'ait conforté dans l'idée qu'il était capable d'apprécier la gent féminine ? C'était en tout cas ce que sa petite tirade tentait de lui prouver. Oooh ! Cet idiot l'achevait ! En proie à un fou rire incontrôlable, il croisa ses bras sur le bord de la baignoire et laissa basculer sa tête. Il songeait à jouer un peu avec lui, et il l'aurait probablement fait si l'hypocras ne lui était pas monté à la tête. L'ivresse lui ôtait toute patience. Il fallait provoquer la consternation du préfet tout de suite. Adoptant son plus bel accent israélien, il lui susurra sous un sourire séducteur et malicieux :

- Ty veux parler dé Meira cy ça ? Elle sera flattée de savoir que tu ne l'as pas oubliée... Moi aussi je me trouvais plutôt bandante pour une fille... - Il lui envoya un clin d'oeil. - Tu vois que tu n'as pas l'apanage du travestissement. Alors, tu me préfères comment finalement ?

Il attendit sa réponse en exécutant une petite moue provocante. Bien sûr, il était possible que Alix ne réagisse pas très favorablement à cette vieille plaisanterie, mais Isaac s'en souciait peu. Ça ne l'empêcherait pas de continuer à se moquer de lui. La méprise serait-elle encore possible s'il se déguisait aujourd'hui ? Probablement. Son visage restait fin. L'art du transformisme faisait des miracles sur des hommes bien plus virils que lui. Souriant à ces réflexions, il reprit sa bouteille, vidée de moitié.

Isaac riait et Alix ne comprenait rien. Il lui répondait naïvement, mêlait l’espagnol à l’anglais, le fixait avec des yeux ronds, s’effondrait à moitié dans l’eau… Ah, la lumière se faisait enfin dans son esprit embrumé. Le garçon trompé ne savait plus quelle réaction adopter. Il était dans l’un de ces moments où l’on ne sait plus s’il faut rire, pleurer ou frapper. L’œil moqueur, Isaac étudiait les variations de son expression en soufflant sur le goulot de sa bouteille. Il se concentra jusqu’à obtenir une note parfaite et releva les yeux pour se faire traiter de travelot de pacotille. Sans trop réfléchir, il renchérit aussitôt :

- T’es vexé parce que je fais une fille plus sublime que toi !

Bon… Hors contexte, cette phrase ne voulait pas dire grand-chose, et le jeune homme réalisa qu’il était en train de sombrer dans la douce folie du spiritueux. Son hilarité lui avait brûlée la tête, le monde s’était flouté et son plus grand plaisir actuel tenait en sa capacité de dire le plus d’idioties possibles. Il s’interrompit un instant pour s’assurer du bon agencement de ses pensées. Jusqu’ici, tout allait bien, il avait parfaitement conscience de ce qu’il disait. Cette montée de joie descendrait lorsqu’il cesserait de boire mais il n’en avait aucune envie pour l’instant. Alix n’était pas un Serpentard dangereux, et Isaac avait suffisamment de réserve en lui pour brider une parole que l’ivresse rendait trop libre. De ce point de vue, il était inutile d’espérer lui soutirer un secret jalousement gardé en le menant au bord du coma éthylique.
Alix avait finalement décidé de rire de la plaisanterie avec lui. L’ambiance n’était vraiment pas à la colère et il l’invitait dans le club très privé des garçons que personne n’avait démasqué sous leurs déguisements de fille.
Levant sa bouteille, Isaac s’exclama joyeusement :

- Portons un toast au club des travestis anonymes, le'hayiiiim !

Pour une raison connue de son ébriété seule il avait envie de crier le'hayim à chaque nouvelle gorgée. Ce serait son mot préféré de la soirée. Cependant, les propos de son compagnon l’interrompirent dans son élan. La logique de son intervention lui échappa un peu. Ils avaient quitté le sujet des piercings depuis un moment mais Alix avait les idées trop volubiles pour s’en soucier. Le ton un peu plus grave du préfet brisa son enthousiasme. Il montrait son cœur et Isaac regarda bêtement l’anneau accroché à son téton. La douleur physique s’était liée à la douleur morale dans une confusion de chair et de métal. Il avait craint que la brûlure de l’aiguille ne réveillât des douleurs enfouies. Avant son premier piercing, il avait eu une expérience épineuse avec un homme qui avait essayé de le dominer un peu trop brutalement. Il avait paniqué, il avait pleuré, comme si tout allait recommencer, et l’amant décontenancé avait dû refouler ses ardeurs pour le consoler. Mais, cette souffrance maîtrisée, décorative et choisie avait atténué les marques du traumatisme. Il s’était peu à peu ressourcé dans une certaine forme de brutalité. N’ayant aucune envie d’expliciter le fond de sa pensée à Alix, il répondit par bravade :

- ça anesthésie que dalle, c’est juste que je ne suis pas une chochotte moi !

Et, comme pour affirmer ces propos – ou éviter de tomber en bad – il but un longue gorgée d’hypocras qui déborda le long de sa commissure gauche. Un mince filet pourpre et luisant s’étala sur sa lèvre inférieure et glissa sur son cou pour se réchauffer dans le creux de son épaule. Pendant ce temps, Alix osait dire que Meira était plus charmante que lui, qu’il la préférait parce qu’il s’agissait d’une fille. Sans blague… Il ricana doucement et pouffa plus franchement lorsque le préfet mélangea toutes ses lettres en essayant de lui poser une question. Isaac réfléchit un instant à la question qu’il pourrait lui retourner. Ce n’était pas simple à exprimer et la réalité risquait de déplaire à une personne aussi coincée que lui… Comment réagirait-il ? L’esquisse d’un sourire railleur tordit sa bouche.

- Pas besoin d’être méto… - Ah… voilà, à force de dire n’importe quoi, l’autre le faisait douter. Il fronça les sourcils. – métromorphage… ou j’sais plus quoi pour créer l’illusion.

Une lueur perverse anima son regard, et il se rapprocha sournoisement de son camarade afin qu’il puisse observer de plus près son petit manège, la mèche rabattue derrière son oreille que le doigt caresse au passage avec langueur, le jeu d’une épaule qui s’éleve pour frôler le bord de sa mâchoire, la gorge étirée et offerte, puis la tête qui retombe sèchement, le regard sombre et intense. Il savait rendre les hommes fous, éveiller les fureurs primaires des hétéros les plus véhéments, et même provoquer la nervosité des filles qui se croyaient à l’abri de ce genre de méthode.

- Il faut y aller à l’instinct c’est tout, trouver les petits gestes qui rendent les mecs complètement dingues. Je n’ai pas joué une fille, j’ai joué une allumeuse, une petite pétasse, et ça les trouble tant qu’ils ne voient même plus le garçon derrière le maquillage. J’sais bien que tu y as réagi, mais ne t’inquiète pas, ça stimule l’inconscient seulement, le fantasme d’une féminité à la sexualité exacerbée.

Il posa son indexe sur la commissure brillante de ses lèvres, essuya une goutte de vin et darda sa langue pour lécher le bout de son doigt, le presser contre sa bouche, le suçoter quelques secondes en battant paresseusement des cils. Le plus drôle était de commencer ce petit jeu sans prévenir en poursuivant une conversation tout à fait banale. Il adorait faire enrager ses interlocuteurs, les entendre bredouiller, les abandonner en jetant un doute insupportable sur ses intentions, nimbées de mystère à jamais.

- Evidemment, je ne cherchais pas à duper les gens de la même façon. Mais, tu devrais essayer un jour, acheva-t-il le plus naturellement du monde en trinquant avec sa bouteille pour l’inciter à boire avec lui.

[Désolée, c'est vraiment n'importe quoi ce message ]

« Pas du tout » ? Isaac ne voyait vraiment pas sur quelle réplique Alix avait pu rebondir. Mais, encore une fois, il évita de se pencher sur la cohérence de ce dialogue complètement désordonné. Visiblement, le préfet entrait dans le stade critique de la confidence. L’alcool rendait bavard, et certaines personnes ne pouvaient s’empêcher de livrer soudain tout un pan de leur existence en oubliant réserve et pudeur. Bon, son camarade n’avait rien de très fantastique à lui apprendre. Deux garçons étaient tombés sous le charme de sa fausse identité. Il leur avait fait miroiter un amour impossible et ensuite ? Rien bien entendu ! Séduire un gamin de douze ans n’avait rien de très glorieux. N’importe quelle jolie fille pouvait le faire. A cet âge, les garçons se troublaient pour une cheville dénudée. Pour ce qui était de Zabini, il s’avouait un peu jaloux. A sa place il était clair qu’il en aurait allègrement profité. Ce black était diablement appétissant. Oh, il pouvait se moquer des petites conquêtes d’Alix en lui étalant la liste des siennes mais, même à moitié ivre, il n’aimait pas raconter sa vie. C’était ennuyeux, surtout avec un adolescent inexpérimenté. Qu’auraient-ils pu partager ?

Son petit jeu ambigu portait néanmoins la marque des réflexions qu’il avait tues. En effet, il faisait une belle pétasse au naturel, comme le lui signala Alix sur le ton de la plaisanterie. A ce stade, s’il eût été une femme, il se serait transformé en véritable succube. Cette perspective n’était pas pour lui déplaire, le temps d’un songe. Mais, même gay, il y avait plus d’avantages à être un homme. De plus, il aurait perdu son rôle de provocateur et cela le contrariait. Se comporter en parfaite salope avec une paire de nichons n’avait rien d’exceptionnel, disons le.
Il n’avait pas besoin d’artifices pour charmer. En le repoussant doucement, Alix lui prouva qu’il avait gagné. Son ex-petit-ami ne supportait plus la proximité qu’il lui imposait. Pourtant, Isaac n’avait absolument pas l’intention de s’avancer, tout était dans la suggestion. Avait-il senti cette chaleur monter ? Ce trouble du corps qui affolait l’ébriété ? L’ironie d’un sourire passa sur ses lèvres. Ses charmes étaient en sommeil depuis quelques temps. Il n’en usait pas à Poudlard. Même s’il détestait l’état d’abstinence, il n’avait aucune envie de s’approcher des élèves. Tous ces gosses écervelés le dégoutaient. Il était ici pour étudier. Le reste de sa vie ne serait jamais plus ici. Alix, comme les autres, appartenait à un passé agréable mais flouté.

La métamorphose du jeune homme le surpris un peu. Un instant, il s’imagina victime de sérieuses hallucinations. Les cheveux d’Alix prirent du volume et son visage changea sensiblement. Il cligna plusieurs fois des paupières. L’élément le plus perturbant de cette transformation tenait en ses prunelles, ces yeux bleus inattendus et presque aussi beaux que ceux de James. Isaac chassa très vite cette image de ses pensées, ce n’était pas le moment de se laisser perturber par une analogie douteuse. La fausse jeune fille le défiait du regard, il n’allait pas lui faire croire que son petit jeu arrivait à l’embarrasser ou… hem… mais quand même, songea-t-il encore en le fixant à nouveau, la tête alourdie par le vin.

- C’est un regard un peu comme celui-là qui m’a perdu… mais… le visage de nana autour ça casse tout franchement, acheva-t-il en se ressaisissant.

Il rebut à la bouteille. Mais l’hypocras était terriblement loin. Il fallait élever le goulot jusqu’à ce qu’il touchât le bout de son nez. Le monde commençait à tourner et il commatait un peu. Si la discussion s’arrêtait plus de cinq minutes, il risquait de s’endormir au bord de la baignoire. Quelle idée de boire autant et aussi vite ? Mais il se sentait bien, malgré la curieuse tournure de l’entretien. Alix ne ressemblait plus à Alix. Ce changement n’était pas seulement physique. Sa personnalité était différente. Son « Alice » semblait plus assurée, mieux dans sa peau. Elle s’amusait à le narguer, et, pourtant, il n’enviait pas son talent. Le préfet de Serpentard s’abritait derrière une autre personnalité. Cette réussite était factice. Il était heureux de ne pas avoir eu un don dans lequel se réfugier l’année passée. Prendre une autre identité est tentant lorsque l’âme est malade, que l’être se dérobe, que le corps devient creux. Cependant, on prenait goût à son autre peau, au point d’oublier que cette nouvelle vie était façonnée de toutes pièces.

- Tu as un talent dangereux Alix…, dit-il calmement, dans un effort ultime de lucidité. C’est comme si tu invoquais une autre personne en changeant d’apparence mais, tu peux te faire pousser des nichons si tu veux, même avec ce look de gonzesse, tu restes Alix, y’a pas deux personnalités en toi, c’est débile, t’as pas besoin de changer d’apparence pour changer d’attitude. Parce que ça, j’trouve que c’est trop flippant !

L’hypocras amochait ses talents oratoires, c’était certain. Le rythme de ses pensées s’accélérait. Il s’arrêta pour respirer un grand coup. Alix ne perdait rien pour attendre avec son don magique. C’était de la triche. Il était né avec une facilité génétique pour la métamorphose. Franchement, il n’y avait pas de quoi se vante hein ! D’ailleurs, il ne suffisait pas d’être métamorphomage pour être un grand sorcier. Ouais !

- Bah le mur que j’ai ouvert tout à l’heure c’était rien du tout kestu crois ! Moi dans quelques mois j’vais devenir un super animagus polymorphe de ouf, j’aurais plusieurs niveaux de transformation, comme un digimon t’as vu !

Hem. Il était peut probable qu’Alix pût le suivre dans son délire idiot. Lorsque l’ivresse le gagnait, il pouvait dire absolument n’importe quoi. La réflexion suivante en fut un excellent exemple :

- Blaise c’était un super mec, j’l’aurais bien baisé moi. Ooooh en plus il a un nom prédestiné. C’est trop proche, ça fait genre un homonyme, nan, c’est comme ça qu’on dit dans cette situation pas vrai ?

Loin de se montrer plus raisonnable, il vida le reste de sa bouteille en une gorgée. Rien à foutre finalement. Il avait envie de se laisser emporter par l’insouciance de l’alcool. Le contrôle ne l’avait pas tout à fait quitté. Il comprenait plus ou moins ce qu’il faisait. C’était ses paroles qui devançaient un peu ses pensées.
Alors qu’il contemplait bouteille vide, il déclara la mine dépitée « apu… »

Le visage androgyne d’Alix retrouva ses traits d’origine, cependant, il garda ses yeux bleus, comme pour le narguer plus longtemps. Quel idiot ! Pourquoi avait-il avoué sa faiblesse à se garçon ? Il racontait n’importe quoi. De plus en plus troublant, le préfet s’approcha de lui en susurrant des paroles chargées de curiosité. Isaac se sentit rougir et le vin n’y était pour rien. Ce jeu était cruel, mais il gardait les lèvres serrées. Son mutisme buté se rompit lorsque le jeune homme s’éloigna de lui. Il lui reprocha alors cette tendance à changer de personnalité sans trouver un seul écho intelligent de sa part. Son camarade était trop entamé pour entrer dans un débat métaphysique ou citer Jung. Il n’était pas temps de tirer au clair cette histoire de caractère aléatoire. Alix s’en souciait peu. En bonne tapette, il s’était contenté de réagir au mot « nichon ». L’idée de faire gonfler sa poitrine le révulsait au plus au point et Isaac accueillit sa réaction compassée par un éclat de rire amusé.

- Mon pauvre Lilix, tu es piiire que moi ! C’est joli des seins, et c’est marrant à toucher, enfin, c’est juste marrant quoi.

On pouvait par ailleurs se demander de quelle manière Isaac avait été amené à peloter une poitrine de fille, mais ce n’était pas le sujet n’est-ce pas ? Il était inutile de revenir sur certaines soirées d’été un peu trop alcoolisée où ses mains avaient fait un peu n’importe quoi, les vilaines ! Celles d’Alix n’obéissaient plus très bien non plus, soit que ses déclarations étaient infiniment choquantes, soit que l’alcool engourdissait déjà ses articulations. Isaac pouffa doucement tandis que son ami s’emportait dans une nouvelle logorrhée. Quel moulin à paroles ! Il écouta d’une oreille plus ou moins attentive ses délires à propos des animagi. Pas la peine de lui énumérer tous les risques, il les connaissait par cœur à force de relire l’ouvrage qui en traitait. Cependant, il ne pensait pas passer à l’action sérieusement. C’était une éventualité comme une autre. Mais, au fond, une petite voix murmurait que le défi valait le coup d’être relevé. S’il réussissait, Alix fermerait son clapet une bonne fois pour toutes ! Et puis, qu’avait-il à divaguer à propos de Limaces ? Horrible. Il lui renvoya une grimace à moitié terrifiée. Brr, la simple pensée de ses créatures hideuses lui donnait des frissons. Mais les suppositions de son camarade étaient stupides, il ne pouvait pas se transformer en un animal qu’il détestait par-dessus tout puisque l’espèce était censée correspondre à son caractère ! Et, en fait, il ne voyait même pas pourquoi les imbécilités du préfet lui donnaient matière à réflexion. En temps normal, il n’y aurait pas prêté la moindre attention. Le souci, c’est qu’il était d’humeur à prendre n’importe quoi au sérieux.

- Quand je pense que je pourrais me transformer en limace-léopard !!! renchérit-il d’un ton tragique. C’est abo-mi-naaaable ! Mais t’façon c’est pas possible hein, j’ai rien d’une limace dans ma tête, te fout pas d’ma gueule eho ! Parce que si c’est ce que tu sous-entends je t’assassine avec ma bouteille d’abord !

Pour qui le prenait-on enfin ? La conversation dériva ensuite sur le beau Blaise avec qui il n’aurait pas dit non à quelques heures d’alcôve. Le discours un peu plus cru qu’il employa déstabilisa complètement Alix qui ouvrit des yeux énormes pour lui demander s’il « l’avait déjà fait ». Ah, la belle expression des cours de récrée. Inutile de faire semblant de ne pas comprendre lorsqu’un élève murmurait à votre oreille en désignant un couple « Ils l’ont Fait ! ». L’incroyable nouvelle, la révélation du jour ! Chacun y allait toujours de son petit commentaire, surtout si l’union était récente, « non mais vous vous rendez compte ?? Alors qu’ils ne sont ensemble que depuis deux mois !!! » « T’façon ils se sont mis ensemble juste pour ça ! ». Oh les coquinous ! Hum… Malgré ses réflexions idiotes, Isaac répondit à la surprise d’Alix par un sourire mystérieux. Il n’avait parlé de ses écarts à personne. Et comme aucun élève ne l’avait vu en couple depuis sa troisième année, sa vie sexuelle n’était que supposée. Mais, franchement, il fallait être bien naïf pour imaginer un garçon aussi effronté en parangon de vertu. Alix, par exemple, lui servit la version de « celui à qui on ne la faisait pas ». Les adolescents étaient souvent trop impressionnés par la chose pour valider les folles expériences de leurs comparses, surtout les garçons, ils se sentaient un peu dévalorisés les pauvres. Son ex se perdit dans des histoires de poils en affirmant que son absence de pilosité ne l’empêchait pas d’être viril. Lulz. De toute manière, les poils, c’était moche, sur lui en tout cas. Ce n’était pas parce qu’il les appréciait – avec parcimonie cependant – sur d’autres hommes, qu’il les jugeait bien sur lui. Mais Alix l’acheva en prétendant qu’il n’avait jamais vu le… quoi ? zigouigoui de son mec ? D’où sortait-il cette expression pourrie ? Il répéta bêtement le mot en riant tout seul. En plus, il s’imaginait le sortir à James à un moment critique. Oh ce serait tellement ridicule ! A force de s’esclaffer, il n’eut même pas l’occasion de réagir aux attaques du préfet qui, sûr de son affirmation, embraya sur le cas de Blaise. Un type débile, sans aucun doute oui, et il avait réussi à se faire entretenir toute une après-midi sous son identité fictive, pas mal !

- Good gaaame man ! T’as bien fait, des gens comme ça, vaut mieux en profiter. J’suis sûr que t’aurais pu abuser encore plus, ça devait être trop kiffant ça aussi. J’adore les mecs qui croient qu’ils peuvent séduire des filles en leur payant n’importe quoi, ils font vraiment pitié. Surtout quand la nana n’existe pas, hein bro’ ?

Son langage se relâchait définitivement parce qu’il trouvait ça carrément plus cool, wesh. Mais il n’avait plus d’alcool et ça, c’était pas cool. Heureusement, Alix était un type cool, il lui donna le reste de sa bouteille ce qui, lui permit de tirer cette conclusion orale :

- Merci, t’es cool ! – Il but une nouvelle gorgée sans vraiment noter le changement de goût et décida de tirer au clair cette affaire de coucherie en tournant au garçon un regard brillant : - Non mais sérieux, tu trouves vraiment que j’ai une tête de petit puceau ? J’ai pas vu qu’une seule bite dans ma vie, mais enfin, avec mon homme, j’avoue que je suis complètement accro… T’inquiète, ça t’arrivera sans doute un jour aussi ! lança-t-il finalement d’un air railleur.

Dire qu’il s’était promiiiis de ne pas en parler. Pour le coup, c’était complètement mort. N’empêche, que parler pour la première fois de son copain devant quelqu’un lui faisait une impression étrange. Il était même curieux que l’heureux élu fût son ex. Ce n’était d’ailleurs pas le même candidat, une telle révélation avait peu de chance de l’enchanter. Et encore, il ne connaissait pas toutes les circonstances de l’affaire, comme le fait que l’autre homme en question était arrivé dans sa vie alors que leur rupture n’était pas encore confirmée… Détail, détail, n’est-ce pas…

Déçue par les hommes Miss Blasée essayait de se tourner vers les filles. Cette réaction typique, vouée à l’échec, arracha à Isaac un sourire crispé. Il savait très bien ce que Alix sous-entendait. Le pauvre garçon n’avait jamais eu beaucoup de chances en amour. Ses premiers déboires avaient même commencé avec lui, alors qu’il plongeait aveuglément dans une relation sans avenir. Trouver le Bon était souvent très long. Et, l’homme d’une vie ne restait pas toujours. Parfois, les choses tournaient mal, les chemins se séparaient, il n’était plus possible de les croiser même si, au fond, chacun gardait la certitude d’être irrévocablement lié à l’autre. L’amour passion devenait amour à mort. On se fuyait avec la douleur de deux aimants que plus rien ne réunirait. Isaac songeait à son histoire insensée. Il ne pensait pas aimer quelqu’un avec la violence qu’il réservait à James. Sa fureur s’étiolerait peut-être un jour. Mais cet élan du cœur ne se raviverait jamais pour un autre. Il lui avait donné une pulsion de vie immense, un bout de sa chair, quelque chose qui était désormais en lui et dont la privation serait vécue comme une amputation. Alix ne connaissait pas encore cette folie et il semblait déjà désabusé. Isaac se sentait triste pour lui. Il savait qu’il n’avait rien fait pour l’encourager à aimer. A l’époque, il n’avait pensé qu’à lui, à ses petits plaisirs personnels. Il n’avait absolument pas mesuré l’état de douleur dans lequel il abandonnait son ex. Et alors ? songeait-il encore. Ce n’était pas sa faute. Il n’avait jamais promis la lune à ce garçon, il n’avait jamais prétendu être amoureux de lui. On pouvait lui reprocher de s’être comporté comme un connard, mais certainement pas d’avoir masqué cet aspect de sa personnalité.

Les questions enthousiastes d’Alix à propos de son nouveau copain dissipèrent très vite ses considérations. L’alcool aidant, il n’essaya pas de tempérer ses propos, trop heureux de son bonheur pour s’inquiéter de sa réception. Ces souvenirs soulevaient un flot de sensations exquises. Il revoyait avec précision la dernière semaine d’août, les retrouvailles pénibles puis enflammées, des heures et des heures d’étreintes enfiévrées. Le retour à Poudlard n’avait jamais été aussi pénible. Ici, les murs étaient froids. Il semblait qu’il n’avait pas le droit de rester plus de cinq jours près de James. Il attendait la prochaine sortie à Pré-au-Lard avec une vive impatience. Les élèves avaient un week-end libre pour Halloween. Il comptait les jours sur le calendrier, plus que douze, il n’en pouvait plus. Son compagnon tiendrait-il trois ans de cette façon ? Après tout, il y avait plus disponible qu’un lycéen coincé en internat, à son âge il avait mieux à faire que s’attacher à un gamin piégé par le rythme scolaire. Il devait trouver une solution pour fuir cette prison sans menacer ses études.

Alors que l’absence de l’homme qu’il évoquait avec tendresse assombrissait son humeur, Alix se redressa avec colère. Le préfet ne partageait vraisemblablement pas son plaisir. Il s’exclamait soudain que tout le monde le prenait pour un abruti. Isaac leva un regard à moitié ahuri sur lui. Bah quoi ? Il avait voulu connaître les détails, il les lui avait donnés. A quoi s’attendait-il ? C’était pas sa faute s’il avait trouvé un mec génial après leur rupture. Enfin, génial… Les choses n’étaient pas aussi belles qu’il les avait représentées. Après le coup de foudre à Soho, il s’était enfoncé dans une année de misères, et il s’était battu pour retrouver un peu de joie aujourd’hui ! En plus, Alix lui reprochait de ne rien lui avoir dit de gentil. Il venait simplement de lui raconter sa première fois, comme il le lui avait demandé. Ce n’était peut-être pas très délicat de dire les choses sans ambages à un garçon qui, depuis leur séparation, était resté complètement vierge, mais il ne s’attendait pas à le froisser d’une manière aussi disproportionnée. C’était pas parce qu’il manquait d’expérience qu’il le prenait pour un débile en plus ! Fallait arrêter avec ces complexes de pucelle [stike]wallah[/strike] ! Isaac n’avait absolument pas compris les sous-entendus implicites de son camarade. Les circonstances de leur rupture étaient très loin de lui et, surtout, de ses pensées actuelles. De toute façon, il ne voyait pas ce qu’on pouvait lui reprocher. Il n’avait jamais été question de se mettre en couple avec James un an plus tôt et, de toute manière, Alix et lui n’étaient plus ensemble, il ne lui avait pas donné de signe de vie pendant les vacances, n’était-ce pas suffisamment éloquent ? C’était facile de donner le mauvais rôle aux autres ! S’il s’était fait des films, il s’était trollé tout seul.

Isaac suivit les mouvements du préfet sans un mot. Alix se rhabillait et son départ l’indifférait à moitié. Il retomba dans ses rêveries alcooliques avant sa disparition. Ouais, même que son homme c’était le plus beau, puis qu’Alix n’était qu’un sale jaloux. Il finit par vider la bouteille et glissa doucement dans le sommeil. Il avait vraiment trop bu, la tête lui tournait et il jugeait préférable de sortir de l’eau avant de se noyer bêtement. Il attrapa une serviette, s’enroula dedans et s’endormit au bord de la piscine, pas la force de rejoindre le dortoir, même s’il risquait de se réveiller au beau milieu de la nuit gelé et avec une gueule de bois monstrueuse.

[Fin ! ]