La béquille calée sous l'aisselle gauche, James inspira une profonde bouffée d'air et entreprit de se baisser sans trop s'appuyer sur son genou blessé. Presque aussitôt, la douleur le fit grimacer, mais le jeune homme poursuivit sa descente ; de toute façon, il n'avait guère le choix. Il voulait absolument récupérer sa baguette magique, et le plus vite possible. Non sans optimisme, le Mangemort tendit la main vers sa baguette, mais il manquait quarante bons centimètres... Dépité, James se redressa, songeant qu'il allait devoir faire appel à une âme charitable pour le secourir. Qui ? Quelques rares badauds circulaient autour de lui, mais la crainte de tomber sur des Mangemorts n'avait pas quitté James ; n'importe qui, même cette vieille dame en pantoufles, pouvait être un sbire du Lord dissimulé sous une fausse identité...

Le regard du jeune homme se posa sur un type – un boiteux – qui s'approchait de lui, avec l'air de savoir où il allait. Le visage de l'homme lui était inconnu, sa démarche également, mais les serviteurs du Lord disposaient d'abondantes réserves de Polynectar... Le coeur de James rata un battement lorsqu'il vit l'homme tirer sa baguette magique de sa poche. C'était donc ce type qui allait le ramener au Repaire pour y subir le châtiment des vaincus... c'est lui qu'il devrait suivre, bon gré mal gré, incapable de se défendre pour cause de baguette perdue... C'était trop idiot, songea le blessé en regardant sa baguette magique s'envoler et atterrir dans la main de l'homme. Si encore il pouvait se défendre, engager un duel... Il aurait quelques chances de mourir au combat ; mais il était réduit à l'impuissance, on allait le conduire devant le Seigneur des Ténèbres, qui ne tarderait pas à tout découvrir ; la visite des deux membres de l'Ordre, l'état pitoyable de son serviteur et, pour couronner le tout, le serment inviolable par lequel il s'engageait à cesser de tuer et de torturer. À quoi bon, dans ces conditions, conserver un serviteur inutile ? La cause était entendue : James mourrait, mais le Lord noir voudrait certainement passer dignement sa colère, et faire de sa mort un exemple... on pouvait agoniser des jours durant dans les sous-sols du Repaire, dans des souffrances sans cesse prolongées...

Le jeune homme posa un regard haineux sur l'homme, l'espace d'une seconde – le temps de se rendre compte de son erreur. Le type lui tendait sa baguette magique, la poignée tournée vers lui, en homme bien élevé ; il semblait parfaitement pacifique, mais James mit quelques instants à se détendre : le temps de reprendre sa baguette et de la glisser dans sa poche, aussi accessible que possible.

-Merci, murmura-t-il nerveusement en se demandant pouquoi l'homme le regardait ainsi.

Bien sûr, l'état pathétique de son visage (et de son corps entier, d'ailleurs) attirait bien des regards, mais en général, les gens savaient se montrer plus discrets. Ou alors ce type le connaissait et attendait d'être identifié ? L'étudiant fouilla dans sa mémoire, mais il n'avait vraiment jamais vu cet homme. Enfin, le boiteux l'informa de la raison de sa curiosité, sur le ton de la plaisanterie ; machinalement, James passa un doigt sur une coupure à la tempe qui mettait du temps à guérir, et répondit sur un ton bourru :

-Il aurait mieux valu que je tombe sur un hippogriffe en furie. En fait... j'ai été agressé par des bandits. Ce qui se fait de plus vulgaire et de plus minable comme gredins, pour être précis. Le fond de l'abjection.

S'il avait pu se douter que l'homme face à lui connaissait ses agresseurs, et savait par le menu ce qui lui était arrivé, il se serait probablement abstenu de ce commentaire méprisant ; dans son état, il n'avait pas vraiment besoin de récolter quelques bleus et bosses supplémentaires... mais n'est pas légilimens qui veut, n'est-ce pas ? À nouveau, le Mangemort fouilla la poche de son blouson, en tira son paquet de cigarettes et l'ouvrit pour en proposer une à son sauveur :

-Vous fumez, monsieur... Monsieur ?

Curieux comme ce simple passant ne voulait pas se contenter de simplement passer, songeait James un peu perplexe en observant son bienfaiteur. Un type normal aurait rendu la baguette, salué, peut-être aurait-il échangé deux ou trois banalités avec l'étudiant, puis il aurait repris sa route... Mais celui-ci n'avait pas l'air de vouloir repartir, ce qui inquiétait quelque peu le jeune Mangemort. Sa curiosité pouvait être tout à fait innocente ; on ne voyait pas tous les jours un visage aussi contusionné que celui de James, après tout, et la vue des blessures intriguait beaucoup de gens ; mais il pouvait aussi être animé de mauvaises intentions, vouloir gagner la confiance du jeune homme avant de lui tomber dessus...

Tu deviens parano, mon garçon. Il t'a rendu ta baguette, ce n'est certainement pas pour t'attaquer ensuite... bien sûr, dans ton état, tu n'es pas très menaçant, mais ce serait tout de même se compliquer la vie pour rien, non ?

James tourna machinalement les yeux vers l'avis de recherche placardé partout, et son regard tomba directement sur le visage d'Ophelia. Elle regardait résolument ailleurs, à la différence de Vawdrey qui semblait fixer les deux boiteux.

-Oui, sale histoire, répondit laconiquement l'étudiant aux remarques de l'homme. Pas facile de savoir où on en est.

Il n'avait guère envie de s'étendre sur le sujet, et il saisit la première occasion pour parler d'autre chose. L'homme se présenta, lui demanda son identité – qu'il donna sans hésitation ; dans sa situation, il n'était plus à cela près... et refusa sa cigarette. James referma son paquet et le remit dans sa poche en répondant :

-Vous avez raison, c'est idiot de fumer... Mais moi, je n'arrive pas à arrêter.

Il avait prononcé ces paroles la tête basse, tout en s'efforçant de ranger le paquet de cigarettes dans la poche de son blouson sans le faire tomber ; il releva les yeux pour demander en souriant :

-J'espère que vous avez entendu dire grand bien de cette famille, monsieur Irons ?

La famille Kirkby, pure et réactionnaire, était en odeur de sainteté en ce moment ; James était le seul Mangemort, mais tous les membres du clan affichaient un immense respect pour Lord Voldemort, et partageaient ses sympathiques idées. Si l'homme avait récemment entendu parler de la famille dans les milieux officiels, c'était forcément en bien... James soupira – cette famille lui semblait désormais bien lointaine. Il ne les avait plus vus depuis la Saint-Sylvestre, et il avait pris tant de coups depuis cette nuit-là qu'il avait l'impression qu'un siècle s'était écoulé. Pouvait-il prétendre être le même homme que le 31 décembre dernier, lorsqu'il avait embrassé sa mère en la complimentant sur sa robe de soirée ? Était-ce d'ailleurs bien lui qui avait participé à cet ennuyeux réveillon familial, juste avant d'aller saccager un cottage et en blesser les occupants ?

James se sentit flancher tout à coup. La potion bue la veille ne faisait plus aucun effet, et une profonde vague de douleur venait de le submerger. Son genou, en particulier, lui rappelait que la station debout était à proscrire ; depuis son réveil, la douleur n'avait cessé de croître, mais cette fois, la douleur devenait insupportable. Un élancement plus violent que les précédents donna un vertige au jeune homme, et sa main se crispa sur sa béquille tandis qu'il inspirait une grande goulée d'air, les mâchoires serrées, les yeux fermés. Il se sentit tanguer durant quelques secondes, le temps que la vague de douleur se calme, et c'est d'une voix un peu rauque qu'il répondit au prévenant Mr Irons :

-Ça va aller, merci... Il faudrait juste que je puisse m'asseoir, mon genou me fait souffrir... et il supporte mal que je le sollicite trop longtemps. Je... je vais aller m'installer dans un café et me reposer un peu...

Et peut-être prendre un petit déjeuner, histoire de se refaire un peu. Il mangeait peu ces temps-ci, et la faiblesse avait vite fait de prendre le dessus. James adressa un sourire un peu forcé à l'homme, son regard s'attardant un instant sur la canne qui le soutenait. Certes, il boitait, mais lui semblait supporter la douleur avec plus de cran. Avec le temps, peut-être, lui aussi s'habituerait...

Un instant, James craignit que sa générosité attire d'autres mendiants, mais aucun de ces sans-baguettes ne se trouvait assez près pour avoir entendu les remerciements éperdus de l'homme ; le Mangemort voulait bien acheter sa tranquillité, mais de là à vider sa bourse, il y avait un pas. Tâchant d'ignorer la raideur de sa jambe, il accéléra un peu l'allure, tout en écoutant l'explication fournie par Griffin sur sa blessure. Un cavalier, donc. L'étudiant n'avait jamais aimé les chevaux, et s'il était monté deux fois sur l'un de ces animaux lorsqu'il était gamin, c'était bien le bout du monde. D'ailleurs, il avait bien raison de ne pas aimer l'équitation, s'il en jugeait par la mésaventure de son compagnon : se retrouver aussi handicapé après une chute, c'était bien la preuve que c'était une activité terriblement dangereuse, non ? Se faire traîner sur un kilomètre par un crétin de canasson, finir avec une jambe en compote, très peu pour lui. De toute façon, question jambe en compote, il avait déjà tout ce qu'il fallait, pas besoin de chevaux. L'Ordre du Phénix avait largement suffi à la tâche...

-Je n'ai jamais été très amateur de chevaux, répondit James. J'ai toujours eu le sentiment que monter à cheval était très dangereux, et vous me confortez dans cette opinion. À vrai dire, j'aime plus que tout garder mes deux pieds au sol. Les chevaux, les balais, tout ce genre de choses ne me plaît pas beaucoup.

Ils arrivaient devant le salon de thé, dont la porte magique s'ouvrit d'elle-même devant eux. Griffin demanda s'il pouvait rester et partager la collation de James, en des termes qui qui mirent la puce à l'oreille du jeune homme. Et si cet homme était, tout bonnement, en train de le draguer ? Après tout, il y a certainement des amateurs de corps contusionnés... Le regard de l'étudiant s'arrêta un instant sur le visage de son compagnon, et il lui adressa un sourire. L'homme ne lui déplaisait pas, et, si pour l'heure, dans son état, il n'avait pas envie d'une aventure, il pouvait être judicieux de ménager l'avenir... Depuis la disparition de Grim, James n'avait plus de partenaire régulier, et ce confort lui manquait parfois.

-Bien entendu, vous êtes le bienvenu, Griffin. Vous permettez que je vous appelle Griffin ? ajouta-t-il sur un ton faussement timide, avec un coup d'oeil éloquent.

C'était plus fort que lui ; dès qu'il voyait un homme comme un amant potentiel, il fallait qu'il entre dans un petit jeu de séduction, de manière à tester les réactions. Ce jour-là, avec Griffin, il ne pourrait certainement pas pousser bien loin le badinage, mais il lui avait semblé important d'indiquer à mots couverts qu'il ne refusait pas une relation plus intime. Si l'homme le draguait vraiment, il comprendrait, et sinon il prendrait cette question pour une simple familiarité. D'ailleurs, le visage de James retrouva instantanément tout son sérieux, comme s'il n'avait lancé aucune invitation ; calé sur sa béquille, il ôta son blouson avec précautions avant de s'asseoir sans pouvoir retenir un soupir de soulagement.

Le salon de thé était presque désert à cette heure, et les deux sorciers furent presque aussitôt abordés par un serveur qui leur tendit des cartes recouvertes de cuir rouge sombre. James ouvrit machinalement son menu, tout en sachant d'avance ce qu'il prendrait ; un bon petit déjeuner anglais comme il les aimait, mais qu'il avait généralement la flemme de se concocter lorsqu'il était chez lui. Tout en parcourant distraitement la liste de petits déjeuners proposés, il déclara à mi-voix :

-Je vais me laisser tenter par la formule complète... avec les oeufs au bacon, le porridge, les muffins, tout. Ça me rappellera Poudlard... Et pour vous ?

Un sourire passa sur son visage à cette évocation. Jamais il n'avait si bien mangé que lorsqu'il faisait ses études à l'école de sorcellerie, particulièrement le matin. Une délicieuse odeur flottait dans l'air, ouvrant l'appétit de James qui posa la carte pour inciter le garçon à venir prendre la commande. À quelques tables de là, un client tenait la Gazette du Sorcier ouverte devant lui, et le jeune homme lut la manchette à haute voix :

-Le groupuscule terroriste « Ordre du Phénix » repéré, arrestations en vue. Espérons que ce soit vrai, pour une fois, commenta-t-il en regardant Griffin. Depuis la parution de l'avis de recherche, on nous annonce tous les jours leur arrestation, et rien ne se produit. La Gazette ne se rend pas compte qu'elle discrédite complètement l'action du Ministère. À force, les gens croient que les autorités n'ont pas les moyens de venir à bout d'un simple petit groupe terroriste. Un petit déjeuner anglais complet, avec du thé, ajouta-t-il à l'adresse du serveur qui venait de se planter devant eux, son carnet à la main.

-Joué au Quidditch ? Ça a bien dû m'arriver une ou deux fois lorsque j'étais à Poudlard... Mais je vous avoue que je ne comprends toujours pas cette passion collective pour le Quidditch. Ce n'est qu'un jeu, après tout...

Les cours de vol sur balai, au collège, faisaient partie de ceux que James aimait le moins, et il s'était empressé de les laisser tomber dès qu'il l'avait pu. Jamais il ne s'était présenté aux sélections pour l'équipe de Serdaigle, plus par goût de la solitude que par dédain du jeu au demeurant. L'adolescent qu'il avait été restait farouchement seul la plupart du temps, sans amis véritables, et d'ailleurs pas très apprécié de ses camarades. On le disait hautain, et il s'attachait à cultiver cette image pour décourager d'éventuels compagnons. Pas étonnant qu'un sport d'équipe l'ait à ce point rebuté ; en plus de se jouer sur des balais, le Quidditch supposait une entente parfaite entre les joueurs, deux conditions impossibles à atteindre pour James. Il adressa un sourire d'excuse à Griffin : la plupart des sorciers étaient de grands amateurs de Quidditch, et il était bien conscient de les choquer dans leur passion avec son dédain affiché pour ce « simple jeu ». Restait à espérer que Griffin ne se mettrait pas à lui expliquer les mille charmes de ce noble sport ; d'autres s'y étaient cassé les dents, mais pour l'heure, l'étudiant ne se sentait pas d'attaque pour répliquer. Il détourna de lui-même la conversation en lisant le gros titre de la Gazette à haute voix, et son compagnon, comme il l'espérait, lui emboîta le pas.

Le jeune homme eut besoin de tout son sang-froid pour ne pas éclater de rire lorsque Griffin émit l'hypothèse que lui-même pourrait être un membre de l'Ordre du Phénix. S'il pouvait savoir quel était le passif entre le Mangemort et ces pseudo partisans du bien... James se contenta de balayer l'idée d'un geste nonchalant de la main, tout en affirmant :

-Moi ? Oh non, j'aime trop ma tranquillité pour me risquer là-dedans. Et même si j'étais en fuite, je ne passerais pas vraiment inaperçu, vous ne croyez pas ?

Il ramena sa béquille contre sa chaise pour permettre au serveur de poser le contenu de son plateau, en acquiesçant aux propos de Griffin sur la Gazette. Ce torchon ne savait pas quoi écrire, mais l'étudiant avait l'impression que ce n'était pas seulement en ce moment. Depuis qu'il s'intéressait à la presse, il avait toujours eu le sentiment que ce journal visait plus à désinformer ou à endoctriner qu'à informer réellement. Il préférait la lecture souvent fastidieuse de publications plus sérieuses, moins diffusées mais nettement mieux informées. Sans prendre garde qu'il révélait son mépris souverain pour le commun des mortels, l'ancien Serdaigle affirma :

-La Gazette est un média grand public, avec tout ce que cela suppose de facilité et même de mensonges. Le sorcier moyen a besoin d'être rassuré... et même d'être guidé dans ses opinions. Pour s'informer réellement, il vaut mieux lire autre chose que cette bouillie. Le Monde sorcier n'est pas mal, mais c'est très dense, il vaut mieux n'avoir rien d'autre à faire dans la matinée...

Le garçon termina le service en posant la note sous la soucoupe de Griffin, ce qui contraria le jeune homme qui voulait inviter celui qui l'avait secouru ; mais James n'eut pas le temps de se soucier de cela. Son compagnon venait de prononcer innocemment une petite phrase qui lui mit à nouveau la puce à l'oreille. Des amants ? L'étudiant n'avait pas pris garde à l'expression du serveur, il n'avait donc pas vu le regard équivoque qu'il leur avait lancé. Partageait-il les préjugés de bon nombre de sorciers sur les homosexuels ? S'afficher avec un autre homme n'était pas la meilleure politique par les temps actuels...

La courtoisie aurait voulu que James ne relève pas la remarque osée de son compagnon, mais il ne put s'empêcher de murmurer en souriant :

-Dans ce cas, j'espère pour vous qu'il ne vous connaît pas... ou il va vous penser que c'est vous qui m'avez mis dans cet état, et vous faire une sale réputation... Merci, ajouta-t-il comme Griffin achevait de lui verser du thé.

Il entoura sa tasse pleine de ses mains et lâcha, sur un ton de profonde amertume :

-Sans compter qu'une réputation d'homosexuel n'est pas la plus facile à traîner ces temps-ci. Les autorités sont assez réactionnaires sur ce point...

Lord Voldemort l'avait cruellement châtié, de sa propre main, lorsqu'il avait appris qu'il « se souillait » avec un autre homme, et cette punition avait été la première cause de l'affaiblissement du zèle mangemort de James. Il n'avait pas trahi, pas désobéi, et on le torturait... Gêné de plomber l'ambiance, le jeune homme adressa un sourire à son compagnon de table, mais il ne parvint qu'à exprimer une profonde tristesse.

Deux vieilles sorcières très chic entrèrent dans le salon de thé dans le tintement aigrelet de la clochette ; des habituées, sans doute, car le serveur se précipita littéralement vers elles pour les installer, un sourire très commercial aux lèvres. James était plutôt content de cette arrivée, qui empêchait le larbin de loucher avec insistance sur leur table. Il s'attendait peut-être à ce que les deux hommes se sautent dessus pour s'embrasser furieusement ? Ainsi débarrassé de cet observateur importun, l'étudiant se sentait plus à son aise pour faire honneur à l'excellent petit déjeuner qui lui faisait face. Finalement, un vrai repas, ce n'était pas mal, songea-t-il en entamant avec enthousiasme ses oeufs brouillés. Après avoir passé la moitié de la nuit à fumer et à boire du café sans sucre, il avait la gorge un peu irritée, mais le thé bien chaud faisait un bien fou. Plongé dans ses pensées les plus sombres, le jeune homme n'avait pas remarqué que Griffin lui tendait désespérément le pot au lait ; il ne lui échappa pas, en revanche, que son compagnon s'était mis à le regarder avec plus d'attention depuis qu'il s'était laissé aller à une demi-confidence au sujet de l'homosexualité.

Une expérience malheureuse ? Si le fait de passer à deux doigts de la mort sous la torture constituait une expérience malheureuse, oui, il avait subi cette expérience. Devait-il développer, ou mentir en affirmant qu'il ne connaissait que par ouï-dire le sort peu enviable réservé aux gays dans les valeurs sorcières les plus radicales ? Il se donna le temps de la réflexion en mangeant une nouvelle bouchée d'oeufs brouillés et de toast, puis se décida. Pour autant qu'il le sache, Griffin n'était pas membre d'un de ces clans de sang pur aux idées bien arrêtées ; il ne faisait pas partie des familiers de Wolf's Den, le risque qu'il aille rapporter ces propos au grand-père était donc nul.

-On peut dire ça, oui. J'ai eu quelques... euh... désagréments.

Il eut un geste de la main pour dire qu'il préférait ne pas en dire plus, et s'absorba dans une tâche de première importance : beurrer un toast. Il y mettait une concentration excessive, dont Griffin ne devait pas être dupe ; mais pour quelques instants, il voulait éviter le regard de son compagnon – pourtant sympathique – et tâcher de ne plus penser à cette pénible entrevue avec Lord Voldemort.

Lorsqu'il eut repris le dessus sur ses souvenirs, James releva la tête, son toast soigneusement beurré en main, offrant un sourire un peu plus naturel à Griffin avant de lâcher :

-La société sorcière a toujours été assez traditionaliste... et même un peu rétrograde, pour être franc. Il n'est jamais bien vu de s'écarter de la norme... surtout en ce moment, ajouta-t-il en baissant la voix sans s'en rendre compte.

Une gorgée de thé, puis le jeune homme reprit, d'une voix qu'il tentait de rendre joyeuse :

-Mais assez parlé de moi, je ne vais pas vous infliger le récit complet de ma vie. Parlez-moi plutôt de vous, Griffin... Je ne sais même pas ce que vous faites dans la vie, à part secourir les maladroits dans mon genre.

Il ponctua cette dernière phrase d'un sourire, plongeant sa cuillère dans le porridge fumant ; il avait retenu à grand-peine une plaisanterie bien plus tendancieuse, du genre « que faites-vous à part draguer les étudiants dans la rue ? »... Griffin n'aurait peut-être pas apprécié qu'on lui parle aussi directement, mais le mot draguer, en revanche, aurait bien pu alerter le serveur. La salle du salon de thé était plutôt exiguë, et l'oreille exercée du garçon devait percevoir la moindre conversation, surtout lorsque les clients le passionnaient autant que Griffin et James. Les deux vieilles sorcières avaient commandé, et le larbin avait repris son observation peu discrète de la table des deux hommes. Agacé, James se pencha vers son compagnon pour lui murmurer :

-Ce serveur est d'un sans-gêne incroyable. Il n'arrête pas de nous regarder... c'est dommage, ça gâche un peu la qualité de la cuisine.

Le petit déjeuner fini, James se cala plus confortablement dans sa chaise sous l'oeil de Griffin. Il semblait satisfait de son repas et avait repris des couleurs, même si la douleur semblait toujours le tarauder. Griffin le voyait à la façon dont le jeune homme bougeait sur sa chaise, avec des gestes lents et précautionneux, typiques des gens qui s'efforçaient de s'épargner la douleur. Griffin connaissait ça aussi, étant passé par là et pas qu'une fois. La profession d'Auror était dangereuse et rares étaient ceux qui restaient épargnés par les blessures. Griffin avait déjà eu l'occasion de visiter les chambres de Ste Mangouste. Et il en avait tiré une leçon fondamentale: il détestait les hôpitaux!

Il fit semblant de ne pas remarquer le froncement de sourcils sur le visage de James quand il évoqua l'Ordre. Ca l'amusa intérieurement mais il préféra ne pas le montrer au gamin. S'il voulait des réponses à ses questions, il valait mieux ne pas faire fuir l'autre. Il avait appris à épargner les sources de renseignements, quelles qu'elles soient. Justement James, après une courte hésitation, décida de lui répondre. Griffin l'écouta attentivement prenant mentalement des notes.

- Langue de plomb? Ce n'est pas une voie des plus aisées à ce qu'il parait!
Mais ce n'était pas ce qui intriguait Griffin.

**Encore le Département des Mystères? Qu'est-ce que le Lord peut avoir à faire là bas? La prophétie l'impliquant a été détruite.**
Griffin se demanda s'il s'agissait d'une simple coïncidence ou si le Lord préparait encore quelque chose au Département des Mystères.

La perplexité dans laquelle la réponse de James avait plongé Griffin faillit lui faire rater la suite des confidences du jeune homme. Il se tira de ses réflexions à temps pour entendre James avouer qu'il s'intéressait aux baguettes magiques. Griffin fronça les sourcils. A en croire Potter et Dumbledore, le Lord avait de petits problèmes de baguette, la sienne ne pouvant affronter celle de Harry. C'était d'ailleurs certainement pour ça que les Mangemorts avaient enlevé Olivander. Griffin doutait que le gamin assis face à lui en connaisse d'avantage sur les baguettes que le vieux commerçant mais quelque chose lui déplaisait dans cette situation. Peut-être valait-il mieux ne pas laisser au Lord un laquais qui s'intéressait aux baguettes. Surtout s'il cherchait à en apprendre d'avantage à ce sujet.

Plongé dans ses pensées, Griffin ne fit pas attention à la suite des explications de James. Ce qu'il venait d'apprendre l'inquiétait à vrai dire. Peut-être à tort, bien sûr, mais Griffin était d'avis d'appliquer le principe de précaution à tout ce qui touchait au Lord et a ses fidèles. Et si la précaution voulait qu'il fasse disparaître ce jeune homme de la circulation, il le ferait. Malheureusement pour James, on ne pouvait gagner une guerre sans sacrifice.

Griffin resta un instant immobile, les sourcils froncés. Perdu dans ses pensées, il regarda un instant James s'emparer de l'addition sans le voir. Ce n'est que quand le jeune homme commença à compter les pièces qu'il réagit.

- Vous n'allez pas tous payer, laissez mo ...

- Pas la peine de laisser un pourboire à ce type, je suppose que vous serez de mon avis, Griffin.
Griffin lança un regard vers le serveur qui essayait de passer inaperçu de l'autre coté de la salle.

- Tout à fait, ça lui apprendra peut-être la discrétion. Mais vous n'avez pas besoin de payer tout seul.
Mais James était trop occupé à récupérer sa béquille pour l'écouter. Il annonça qu'il était pressé de se rendre chez l'apothicaire, avant de se lever péniblement. Comprenant que la rencontre arrivait à son terme, Griffin en fit autant, avec plus d'aisance, à présent qu'il était habitué à porter son poids uniquement sur sa jambe droite.

- Je vous en prie, tout le plaisir était pour moi.
James le remercia avant de lui présenter ses excuses pour son départ.

- Ne vous excusez pas, répondit Griffin avec un sourire. Je comprends que vous soyez pressé de vous débarrasser de la douleur. Je ne peux pas vous accompagner plus longtemps, je le crains, j'ai moi même des obligations à remplir. Je vais donc devoir vous abandonner ici, mais qui sait, nous nous reverrons peut-être.
Griffin serra la main du jeune homme.

- Soyez prudent, conseilla-t-il en retenant son sourire sarcastique.
Ils sortirent ensemble du salon de thé et se saluèrent une dernière fois avant de se séparer. Griffin resta un instant sur place, suivant James des yeux jusqu'à ce qu'il rentre dans la boutique de l'apothicaire puis il transplana chez lui avant de se rendre au QG. Il avait pas mal de choses à rapporter aux autres.

[FINI]