Nous étions Jeudi, c’était l’après midi, et les rues de Londres étaient désertes. Tu m’étonnes, marmonna Sheena entre ses dents serrées par le froid. Il pleuvait des cordes, et un vent rescapé de l’hiver venait souffler sans relâche dans les rues étroites de la ville, ce qui avait découragé les rares promeneurs potentiels. La jeune fille frissonna avant de resserrer sa parka autour de son corps d’une main, tandis qu’elle tenait un parapluie de l’autre. Alors qu’elle marchait, sentant l’ombre de son reflet sur les vitrines couvertes de pluie fraiche la suivre, elle prit le temps de réfléchir à ce qu’elle s’apprêtait à faire. Une boule s’était formée dans sa gorge un peu plus tôt dans la journée.

Cette dernière état à la fois formée de joie, d’excitation, d’une légère contrariété ainsi que d’une angoisse irrépressible. La joie, car ses pas la dirigeaient actuellement vers l’appartement d’une de ses chères et rares amies qu’elle avait continué de fréquenter après avoir quitté l’école de sorcellerie. Elle avait d’ailleurs prit le soin d’apporter quelques cadeaux pour sa jeune amie, et elle espérait de tout son cœur qu’Ambrine n’était pas allergique au miel puisque ses présents étaient une bouteille d’hydromel et un Tupperware rempli de gâteaux au miel.
Son excitation, elle, était due au fait que cette même amie s’apprêtait à l’initier à un art qu’elle méprisait presque autant qu’elle brûlait d’en percer les secrets : l’alchimie. Puis vient la contrariété. C’était sans doute un peu infantile de sa part, mais Sheena n’ignorait pas que si elle faisait ainsi le déplacement pour apprendre à maitriser cet art, ce n’était pas uniquement par pure curiosité intellectuelle. C’était aussi par jalousie. Ailin Bower, en faisant son entrée au département des mystères, avait bousculé l’ordre établi et tous les langues de Plombs n’en avaient plus que pour ce lord efféminé et ses expériences étranges. Et cela mettait Sheena hors d’elle. Par principe, elle avait toujours détesté l’alchimie et cette quête incessante de la richesse et de l’immortalité qu’elle représentait dans l’inconscient collectif. Mais ce domaine si vaste et mystérieux devait bien avoir des recoins moins sombres, moins vaniteux, qui, elle l’espérait, pourraient même l’aider à continuer ses recherches dans son propre domaine d’action si elle venait à les maitriser complètement.

Enfin, l’angoisse venait de sa peur. Sa peur née de l’échec qu’elle pourrait connaitre en se frottant à cette discipline qu’elle haïssait depuis si longtemps  et qui la hantait un peu plus à chaque pas qu’elle faisait vers ce cours si mystérieux. Une peur qui n’était que trop justifiée, puisqu’elle savait depuis peu qu’Ambrine était l’unique élève de cet illustre grande folle de Bower et qu’au moindre échec, si ce n’est par sournoiserie, au moins par soucis d’information, elle courrait décrire le déroulement des progrès, s’il y en avait, de Sheena. Et le simple fait d’imaginer l’alchimiste, confortablement installé dans un salon cocotteux en train de se goinfrer de pâtisseries colorées tel une Marie-Antoinette irlandaise,  sourire des échecs cuisants que pourrait connaitre Stormcrow en se frottant à son domaine….Non, décidemment, Il n’y avait pas de mot pour décrire la colère de la sorcière rien qu’à cette pensée. Quoiqu’il en soit, elle avait toujours été doté d’une imagination fertile et gardait bien au chaud  dans un recoin de son esprit plusieurs moyens de faire oublier ou regretter à Bower les moqueries qu’il pourrait lâcher à son sujet.
Après avoir fermé son parapluie, l’avoir secoué pour  l’égoutter, elle pénétra l’immeuble où logeait l’ancienne préfète. Elle en profita d’ailleurs pour rajuster sa queue de cheval, que les intempéries avaient quelque peu dégradé.  En cherchant dans son sac à main un élastique en meilleur état, que celui, trempé, qui lui avait servi jusque là, elle tomba sur un petit objet insolite. Il s’agissait en apparence d’un bout de tissus froissé. Mais ce n’était là que l’emballage. Ce tissu, du lin pour etre plus précis, était en réalité enroulé autour d’un petit pendentif tout droit sorti de la boutique de la mère de Sheena et faisait partie des best-sellers, comme d’ailleurs une grosse partie des amulettes qui n’étaient pourtant que la surface immergée de tout le bric à brac qu’était la Poudre Cimetière, le reste demeurant réservé à une clientèle trié sur le volet. C’était une fine plaquette de bois rougeoyant et lisse d’environ deux centimètres de hauteur sur un centimètre de largeur ; sur la face du pendentif était représentée, finement gravée dans le bois, Séshat, la déesse de l’apprentissage, tandis que sur le dos du pendentif figuraient quelques rhunes  minuscules. En réalité c’était une amulette qu’elle comptait offrir à Ambrine en remerciement déjà de l’avoir acceptée comme élève, mais surtout en paiement car elle n’imaginait pas l’ex poufsouffle, aussi généreuse soit-elle, donner des cours à l’œil.  Cette amulette apporterait à Ambrine de l’aide dans son long et fastidieux apprentissage, mais Sheena ne cessait de se répéter qu’elle ne devrait pas oublier de communiquer à Ambrine les « précautions d’emploi » qui accompagnaient le bijou car elle savait pertinemment que sa mère ne lui pardonnerait jamais d’oublier de les dire à sa camarade de classe. Prenant l’objet et son emballage et les gardant solidement dans sa main droite, elle se demanda soudain pourquoi elle ne s’en était pas façonné une pour son usage personnel, mais se promit de le faire très vite si jamais son affinité avec l’alchimie se révélait désastreuse.

Tout en montant les quelques marches de l’escalier qui la mèneraient au bon palier, elle réalisa quelque chose. Un appartement n’était pas vraiment le lieu idéal pour pratiquer l’alchimie. Alors, à moins qu’Ambrine souhaita en rester à un enseignement strictement théorique ( ce qui aurait le don d’agacer Sheena, qui était de ceux qui décrochaient facilement lorsque leur attention n’était pas régulièrement stimulée par un peu d’action et de concret), elle avait fort à parier que l’ancienne préfète prévoyait de réaliser les premiers travaux pratiques dans un lieu plus propice qu’un studio, aussi grand soit-il. Un léger sourire se dessina sur les lèvres de la sorcière, curieuse de savoir ce qu’Ambrine avait bien pu préparer pour son premier cour particulier d’alchimie.
Arrivée devant la porte de l’appartement, elle vérifia le contenu de son sac plastique et fut soulagé de ne pas voir un Tupperware ouvert et des dizaines de gâteaux au miel misérablement écrasés au fond du sac ; puis elle appuya son index sur la sonnette et fit retentir la sonnerie.