Mercedes poussa un soupir à fendre l’âme et, d’un geste las, lâcha le gros roman qui tomba mollement dans l’herbe grasse. Elle ne voyait vraiment pas pourquoi tant de monde s’affolait pour ce nouvel écrivain à la mode. Une jeune sorcière en fleur était, et de loin, le livre le plus idiot qu’elle ait jamais lu. Il ne s’y passait rien, les intrigues étaient totalement dénuées d’intérêt, et, pour couronner le tout, les protagonistes portaient tous des noms plus improbables les uns que les autres.

Mais rendons justice à ce pauvre homme : il n’y était pour rien si la jeune femme détestait à ce point son œuvre. Le seul mal qui la rongeait véritablement, c’était l’ennui.

Car depuis des heures, paresseusement étendue dans une chaise longue, au beau milieu de son jardin, Mercedes s’ennuyait comme une pierre. Il n’y avait rien, strictement rien à faire. Même la coupe de champagne glacé qu’elle sirotait ne parvenait pas à la mettre de bonne humeur. Après avoir tourné en rond comme un lion en cage toute la matinée, se défoulant sur Conchita ou sur sa masseuse dès que les pauvres femmes avaient le malheur de lâcher un pet de travers, elle s’était rabattue, désespérée, sur cet affreux roman qui l’endormait toujours au bout de deux pages. Mais cette fois, le sommeil salvateur et apaisant n’était pas venu, non. Au contraire, elle était restée bien éveillée. Pendant près d’une heure, elle avait lu assez de cette feuille de chou pour décréter que l’héroïne n’était qu’une pimbêche maniérée et hypocrite, et son soupirant un grand dadais bête comme ses pieds.

Que faire, que faire ? Rendre visite à des amis ? Faire un tour dans les magasins ? Bizarrement, aucun de ses passe-temps favoris ne l’intéressait plus en cet après-midi. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Ce n’était quand même pas déjà la ménopause ? Elle avait toujours été précoce, mais quand même, pour avoir une trentaine d’années d’avance il fallait être vraiment forte. Alors quoi ? Enceinte ? Encore ? Nooooooon. Même la fatalité ne vous joue pas des tours pareils. Elle ne s’était déjà pas encore remise des deux premiers, pour la suite on attendrait encore un peu. Mais qu’est-ce qu’elle avait alors ?

- Vous cètes vraiment trop sur les nerfs, vous dévriez vous détendre...

Les fines paupières de la jeune femme se relevèrent brusquement, laissant ses prunelles vertes se darder sur Conchita. Instinctivement, la femme de ménage recula d’un pas vers la porte arrière de la grande maison. Même cachés derrière des lunettes fumées, elle pouvait sentir quand ces yeux-là lui envoyaient des éclairs.

Pourtant, contrairement à ce qu’elle craignait, Mercedes ne s’apprêtait pas à lui envoyer sa coupe à la figure. Tout simplement parce que, sans la diagnostiquer, Conchita venait de lui offrir le remède qu’il lui fallait. Se détendre...elle savait exactement à qui faire appel pour ça.

Le visage de Jeremy apparut soudain dans son esprit, et ses lèvres pleines s’étirèrent en un sourire gourmand. Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Depuis plusieurs semaines déjà, le bel étudiant venait la voir secrètement pour des motifs qui n’avaient plus grand-chose à voir avec l’objet de sa toute première visite. C’était lui, la friandise dont elle avait besoin pour se calmer les nerfs !

- Conchita tu es géniale !

Elle avait déjà bondi sur ses petits pieds, pour aller lui envoyer un hibou express lui intimant de la rejoindre sur-le-champ, quand elle se souvint qu’on était au beau milieu de l’après-midi, au beau milieu de la semaine, et que sa friandise devait par conséquent être occupée en cours. Oh non.

A moins que...ses yeux de chat s’illuminèrent à l’idée qui venait de la frapper. Pauvre Jeremy, coincé en classe par cette chaleur, obligé d’écouter un prof à moitié fossilisé lui postillonner des devoirs à la figure...il méritait bien une petite récréation...Et Mercedes ne s’y connaissait peut-être pas en médicomagie, mais elle pourrait sûrement l’aider à approfondir ses connaissances en anatomie...

Sans laisser à Conchita le temps de se remettre du choc du compliment qu’elle venait de recevoir (la pauvre femme en était restée pétrifiée sur place), Mercedes courut dans la maison.


Près d’une heure plus tard, de nombreux étudiants se retournaient, appréciateurs, sur la mystérieuse apparition qui venait de faire son entrée dans le hall de l’UMA. Le sourire en coin qu’elle lançait à certains, sa crinière brune qui épousait ses mouvements, ses hanches rondes qui se balançaient au rythme de ses talons aiguille claquant sur le sol : tout, dans son être et dans son attitude, indiquait la femme fatale, mais elle gardait pourtant un je ne sais quoi de sympathique, qui faisait que certains, bien qu’intimidés par cette inconnue qu’ils étaient sûrs de n’avoir jamais vue, n’en envisageaient pas moins d’aller lui offrir une boisson fraîche.
Mais même si elle la flattait, Mercedes n’avait cure de cette attention. Elle avait un but bien précis en entrant dans l’immense bâtiment, et elle ne se laisserait pas distraire avant de l’avoir atteint.
Suivant les indications qu’on lui avait données à l’entrée, elle se dirigeait vers la salle commune, au troisième étage, quand elle se ravisa soudain. Entre deux étreintes enfiévrées, Jeremy lui avait affirmé être le président du bureau des étudiants. Elle ne l’avait cru qu’à moitié, mais elle ne perdrait rien à aller y jeter un coup d’œil. C’était plus discret d’aller l’attendre là-bas qu’assise toute seule au milieu de l’immense salle commune. Souriant déjà à l’idée de l’accueil qu’elle y recevrait s’il était bien président, et s’il y était, seul, elle leva les yeux sur un plan placardé pour trouver le fameux bureau. Premier étage, bon.

Elle tournait la tête, à la recherche d’un escalier ou d’un ascenseur, quand elle apprit une leçon d’anatomie d’un autre genre que celui auquel elle s’attendait : celle où l’on découvre que le cœur peut subitement s’arrêter de battre, et, tout aussi soudainement, nous remonter dans la gorge. Arsène ? Arsène. Arsène !!!!! Non. Pas lui. Pas ici. Mais pourquoi ????

Là, à trois mètres d’elle, à l’angle du couloir, Arsène se tenait debout, en grande conversation avec un élève. Mercedes se pinça pour vérifier qu’elle ne rêvait pas. Des milliers de sorciers dans la ville, et il fallait que l’UMA prenne Arsène comme prof ! Des dizaines de profs dans l’établissement, et il fallait qu’elle tombe sur lui ! Des centaines de couloirs, et il fallait qu’il passe par celui-là !

Il ne faut pas qu’il me voie il ne faut surtout pas qu’il me voie si quelqu’un m’entend là-haut par pitié faites qu’il ne me voie pas !!!!!
Aux dernières nouvelles, elle n’était ni prof, ni étudiante. S’il l’apercevait, il commencerait sûrement par croire qu’elle était là pour lui. Il était bien assez gonflé pour ça ! Et puis il commencerait à réfléchir, et se demanderait si elle n’était pas là pour quelqu’un d’autre. Et il ne lui faudrait pas longtemps pour comprendre qu’elle était venue voir un étudiant. Oh, elle pourrait bien raconter qu’elle venait faire une donation, mais il ne serait pas dupe...surtout pas...en la voyant comme ça...

Morte de peur, Mercedes se plaqua silencieusement contre le mur, bien trop angoissée pour prêter attention à la conversation d’Arsène. Il fallait qu’elle parte d’ici. Partir ? Non, quand même pas ! Elle ne pouvait pas bêtement partir comme elle était venue ! Se cacher ! Juste le temps qu’il finisse de taper la causette et qu’il parte brasser de l’air ailleurs ! Vite...viiiiiiiite ! Cachée dans son dos, sa main tâtonnait désespérément à la recherche d’une poignée. N’importe où, n’importe quoi, pourvu qu’il ne la voie pas !
Une poignée !!!!!! Enfin !!!! Dans sa joie, elle faillit se cramer toute seule en poussant un cri de triomphe, mais elle se retint juste à temps, se contentant de la tourner lentement pour vérifier que la porte n’était pas verrouillée. Elle ne l’était pas.

Si quelqu’un m’entend là-haut, vous êtes trop fort !!

Elle en aurait eu les larmes aux yeux.

Mais sa joie fut de courte durée. Blême de terreur, les yeux toujours rivés sur Arsène, elle le vit tourner lentement la tête...dans sa direction...étouffant un cri d’effroi, elle ne demanda pas son reste et ouvrit grand la porte avant de s’engouffrer dans la salle.
Qui n’était pas une petite pièce pour se cacher tranquille, mais une grande salle bien éclairée. Avec une grande table de réunion. Et des étagères débordant de dossiers. Et une machine à café. Manifestement la salle des profs. Ce qui faisait dire ça à Mercedes ? C’est bien simple : sa redoutable intuition féminine, son sens de l’observation infaillible, et surtout, le fait qu’il y avait un prof assis à l’immense table.

Message au trou du cul qui m’entend là-haut et qui doit bien se fendre la poire : tu crains vraiment.

Mercedes s’étrangla à moitié et baissa les yeux sur sa tenue. Car, ai-je oublié de le préciser ? Pour pimenter les choses avec Jeremy, elle avait décidé de lui jouer un petit tour de magie de son cru : celui où une jeune femme vient vous retrouver, vêtue d’un imperméable et d’escarpins rouges (ou noirs, ce n’est pas une science exacte), et que quand vous ouvrez l’imperméable vous vous rendez compte qu’elle n’a rien en dessous.

C’est pour cela qu’Arsène n’aurait pas manqué de comprendre ce qu’elle était venue faire là s’il l’avait vue. Et c’est pour cela que son plan de fuite, normalement, impliquait qu'elle atterrisse dans une petite pièce vide, pas qu'elle se retrouve dans la salle des profs en face d’un inconnu.

[HRP: Désolé, je n'ai pas autant de verve que toi, pas super inspiré sur le moment...]

La journée avait étonnement bien commencé pour Thadeus. A croire que les gens qu'il croisaient avaient soudainement découvert son existence, sans pour autant le considérer comme un lépreux à deux doigts de leur lâcher un bout de chair sur les bottes. Dans les couloirs de l'UMA, il avait eu droit à plusieurs sourires, et même à des "Bonjour professeur". Tout ceci était d'autant plus étrange que d'ordinaire les élèves le regardaient en coin avec une sorte d'appréhension à peine voilée.

Pourtant, aujourd'hui, tout roulait sans problème, et Thad avait pour la première fois trouvé agréable de faire court. Le beau temps semblait avoir adouci tous les caractères, et facilitait le contact. Même Shadow semblait moins suspicieux que d'habitude, et s'était permis une sieste en plein cours, allongé sur le flanc, les pattes et la queue dépassant négligemment du bureau.
La matinée était passée dans une bonne humeur plutôt inhabituelle, et les larges rayons de soleil qui avaient baigné la classe avaient été très appréciés.

Une fois ces cours terminés, Thad s'était offert un peu de repos dans la salle des profs, logiquement vide par un temps aussi splendide. Bien qu'il aimât le soleil, il préférait la fraîcheur de l'intérieur, plus à l'aise avec son épaisse chevelures et sa longue barbe. Il était tranquillement assis à la large table de la salle des profs, buvant un verre d'eau citronnée, à moitié endormi, les jambes étendues, une main caressant machinalement le pelage couturé de Shadow, qui s'accordait lui aussi un peu de paresse. Quand soudain la porte claqua, alors qu'un petit cri se fit entendre.
Tirant subitement le professeur de sa semi-torpeur, le bruit lui fit lever les yeux vers la porte d'entrée de la salle, où une femme magnifique, aux formes, bien que dissimulées sous un imperméable moldu beige, ne manquait pas d'attirer l'œil. De longs cheveux sombres, luisants, et des yeux verts envoûtants. Malgré une peau magnifique et des soins constants, la plantureuse beauté n'était plus en âge d'étudier à l'UMA, probablement une invitée qui s'était perdu dans les couloirs.

Malgré toute la bienséance qu'il s'imposait, il ne put retenir un regard qui glissa sur la silhouette, jusqu'à ses mollets fermes et lisses, seule partie de son corps que laissait apparaître le long imperméable.
Visiblement, la jeune femme semblait un peu déboussolée, probablement ne s'attendait-elle pas à atterrir dans la salle des professeur.
Thadeus se redressa, et se leva à moitié, tandis que Shadow venait de braquer ses deux phares sur la silhouette agréable de la nouvelle venue.

"Est-ce que je peux vous aider?"

Demanda l'Ecossais, non sans un certain embarras. Il n'avait pas l'habitude d'adresser la parole à d'aussi jolies demoiselles. Il aurait voulu engager la conversation autrement que de cette manière si impersonnelle, mais il n'avait jamais été très doué avec les relations sociales...
Néanmoins, il continuait de se dire que c'était une bonne journée...

Forcément. Ce genre d’âneries, il n’y avait qu’à elle que ça pouvait arriver.

Encore muette de stupeur face à l’acharnement que pouvait parfois avoir le sort, Mercedes se contenta d’un petit sourire en coin quand la voix grave et profonde de l’inconnu tonna. Relevant ses prunelles de jade sur lui, elle croisa son regard qui la déshabillait littéralement et sentit ses joues s’embraser.

Pas à cause de son attitude, elle était depuis longtemps habituée à ce genre d’attention de la part des hommes, mais plutôt parce qu’elle avait presque l’impression qu’il pouvait deviner qu’elle ne portait rien sous son imperméable. Comme si elle avait eu un projecteur braqué sur elle et un panneau marqué "Je suis toute nue sous mon manteau" autour de son cou de cygne.
Déjà, en sortant de chez elle, elle s’était fait l’effet du gros pervers qui va guetter les petits enfants à la sortie de l’école pour leur proposer une sucette.
Mais elle avait vite chassé cette image perturbante de son esprit déjà surchauffé en imaginant la tête que ferait Jeremy quand il la verrait ainsi.

Ouais, pour ce que ça lui rapportait maintenant...

- N...non, merci...

Une goutte de sueur perla sur son front lisse. Ah, oui, il faisait chaud en plus. Très chaud... L’inconnu la prendrait bientôt pour une dingue si elle n’enlevait pas son manteau très vite. Et si elle l’enlevait il appellerait très vite Ste Mangouste. Vie cruelle et impitoyable, uniquement faite de dilemmes cornéliens ! Et Arsène qu’elle entendait encore parler dehors !


Dis quelque chose. Mais dis quelque chose. N’importe quoi qui explique que tu entres là comme une folle. Il n’y avait vraiment qu’elle à qui ce genre d’horreurs arrivaient. Même cette empotée de Conchita ne serait pas mise dans un fouillis pareil.

Qu’est-ce que ferait Conchita à ta place ? Qu’est-ce qu’elle ferait à ta place ?

- Yé...yé souis juste ébahie par la beauté des locaux...

Mon Dieu...c’est quoi cet accent ? On t’a dit de faire comme Conchita, pas de parler comme elle !

Oh et puis au point où on en est...

Petit sourire. Elle s’avança d’un pas, lui tendant sa petite main qui tremblait comme une feuille.

- Flavia Rossi, marmonna-t-elle, écarlate, récitant d’une traite le nom qu’elle donnait parfois à certains opportuns trop entreprenants, j’enseigne...les...civilisations antiques. Yé viens d’arriver en ville et je suis toujours un peu...anxieuse...dans un nouvel environnement...

Ca pour de l’anxiété ! Son cœur battait une chamade à tout fracasser, et la petite goutte de sueur galopait vers son menton.

- Et j'ai oune peu de mal à me détacher de mon accent..., ajouta-t-elle en rougissant de plus belle.

Déjà au bord de la combustion instantanée, Mercedes se sentit défaillir en entendant la proposition du dénommé Thadeus. Une boisson chaude ? Non mais ça va pas ? Il comptait transformer la pièce en crematorium ?

- Euh...n...non, merci bien..., bafouilla-t-elle, s’efforçant d’ignorer les gouttes de sueur qui se multipliaient sur son front.

En même temps, si elle s’effondrait sur la table en exigeant une pinte de jus de citrouille bien glacé, il lui demanderait pourquoi elle n’enlevait pas aussi son manteau et là, elle aurait l’air vraiment idiot.

- Mais yé prendrais bien un peu d’eau fraîche, ajouta-t-elle d’un air un peu plus assuré, en s’asseyant.

Et si t’avais des fringues en rade, ce serait pas de refus.

Faisant mine de s’intéresser au décor qui les entourait, la jeune femme tendit l’oreille pour voir si ce grand cornichon d’Arsène, la cause de tous ses maux, était encore là. Peine perdue. D’ici, on n’entendait rien de ce qui se passait dans le couloir. Sans parler de cette stupide cruche qui sifflait comme une vieille chaudière essoufflée pour faire bouillir une eau qui ne servirait qu’à ajouter à l’ambiance sauna.

Les joues littéralement empourprées, autant par la chaleur ambiante que par la situation catastrophique dans laquelle elle s’était fourrée comme une grande, Mercedes étouffa un soupir d’exaspération, avant de jauger discrètement Thadeus d’un nouveau coup d’œil. Tout de même, pour un professeur de magie noire, il semblait bien au fait des bonnes manières. Elle avait toujours vu les adeptes de cette branche obscure comme de grandes chauves-souris asociales passant leur temps penchées sur des chaudrons remplis de sang de crapaud.

Elle ouvrit la bouche pour lui poser une question, mais se retint juste à temps. Courtois ou pas, elle n’allait pas non plus se mettre à taper la discute avec lui, ou elle ne sortirait jamais.