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 Is There Life On Mars ? [Hors HP]
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MessageSujet: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptySam 21 Fév - 14:22:00

*Titre de ta nouvelle : Is There Life on Mars ?
*Présentation de l'histoire : la vie quotidienne d'une dessinatrice un peu chômeuse, entre un groupe d'amies qui ne lui convient plus, un amant parti en pélerinage, une recherche amoureuse et l'adoption d'un chat.
*Protagonistes : La protagoniste principale s'appelle Lola (j'ai écrit ça bien avant le film LOL, au cas où), ensuite, il y a ses deux meilleurs amis, sa bande de copines, sa famille qu'elle a choisi d'ignorer, et puis des inconnus croisés comme ça.
*Catégorie : Roman (on peut y trouver des scènes sexuellement explicites)
*Genre : Vie quotidienne
* Nombre de chapitres : 34
*Complet : l'écriture est terminée, mais je posterai au fur et à mesure, si vous êtes enthousiastes.

--------------



Scène 1

Elle ouvrit les yeux, et un sourire étira ses lèvres avant que la masse sourde du forgeron ne s'abatte à l'intérieur de son crâne, et encore, et encore, et ce serait comme ça toute la matinée. Ce qui lui arracha un soupir. Sa tête s'enfonça un peu plus dans l'oreiller, ses yeux se fermèrent à nouveau, une ou deux secondes, mais la forge ne s'arrêtait pas, et le sommeil ne revenait pas. Alors un deuxième soupir, plus un souffle, cette fois, et elle se releva sur les coudes, baissant les yeux pour observer son propre corps nu dont elle voyait avant tout les seins auxquels elle trouva une nouvelle beauté ce matin-là. Un bras épais et relativement poilu était posé au niveau de son bas ventre, et ce n'était pas le sien. Elle se glissa en-dehors de cette étreinte, et se retrouva debout devant la fenêtre ouverte, et le soleil qui l'illuminait toute entière, dans sa pureté du réveil, et elle tourna la tête pour s'apercevoir qu'à la fenêtre en face, un gamin d'environ seize ou dix-sept ans l'observait avec ce qu'elle choisit d'associer à de l'admiration, même si ce n'était peut-être pas le cas, son corps n'étant pas si exceptionnel qu'elle le sentait ce matin-là. Elle lui sourit, avant d'aller fouiller dans l'armoire de son hôte pour y trouver un large t-shirt qui la couvrirait suffisamment pour ne plus choquer les éventuels voisins.

Elle observa son reflet dans le miroir de la salle de bain, dont la porte était restée ouverte. Ses cheveux noirs coupés courts ressortaient en diverses pointes et épis autour de son visage aux yeux qui paraissaient moins larges qu'à l'habitude, soulignés qu'ils étaient de traces noires qui avaient coulé de façon irrégulière. Elle porta la main à sa joue un peu trop blanche et constata qu'elle aimait ce visage, qu'elle le trouvait, dans cette lumière, à cette fenêtre, juste parfait, dans sa douceur anguleuse, dans toute la volonté pleine de doutes qu'il dégageait.

- Je pensais que je ne pourrais plus jamais tomber amoureuse, dit-elle tout haut à elle-même.

Elle se retourna, s'observant sous toutes les coutures, resserrant le t-shirt autour d'elle, pour faire ressortir sa taille pas si fine, sa poitrine pas si abondante, mais c'était elle, et elle aimait ça.

- Et maintenant ?, demanda la voix endormie qui sortait du tas de draps qu'elle avait quitté à l'instant.

- J'avais tort, comme toujours. On peut toujours aimer, quoiqu'il se passe, on croit qu'on est blessé à mort, mais ce n'est jamais vrai, et on finit toujours par retomber, par ressentir à nouveau, et le monde re-naît, la musique reprend, et le film recommence. J'aime.

Il rit, et son rire le réveilla, et il se releva lui aussi, prince nu dans ce lit blanc, le drap couvrant son corps à partir de la taille, assis en tailleur qu'il se retrouvait, son torse offert à l'admiration infinie de la brunette, ses poils bruns comme un filet de lumière jusqu'à son nombril et au-delà, mais on ne le voyait plus, après. Le sourire qui illuminait son visage, ses cheveux bruns, plein d'épis eux aussi, éclaircis au soleil de l'été, ses yeux verts qui la perçaient, comme s'ils avaient le pouvoir d'observer à travers le tissu. Elle s'approcha du lit et grimpa jusqu'à lui, pour l'embrasser, encore et encore, arriver aux épaules, y enfoncer son nez, les goûter de sa langue, et lui l'enserra de ses bras et respira son odeur à n'en plus pouvoir, avant de lui rendre ses baisers, sentant leurs deux corps partir dans cette spirale dans laquelle ils ne pouvaient s'empêcher de tomber lorsqu'ils se voyaient.

Il adopta le rythme, la serra, la repoussa, la serra à nouveau, enleva le t-shirt, se saisit de ses seins, il sentit son sexe se réveiller pour sortir du drap qui le couvrait, et elle n'attendit pas que le désir monte, comme ils le faisaient parfois, elle fouilla dans le tiroir de la table de chevet à côté d'eux, en sortit la pochette rouge qu'elle déchira, le caressa avant de le recouvrir, et finit par s'y inscrire sans douceur.

Leurs respirations s'accélérèrent, la sueur sur leurs deux corps se mit à perler, petit à petit, jusqu'à les recouvrir tous les deux tout entiers, rendant les parois de leurs corps se frottant l'un contre l'autre plus glissantes, leurs souffles devinrent légers soupirs, et enfin il jouit, après quoi elle, un peu frustrée et déçue, mais elle se ferait une raison, se retira lentement, et déposa un dernier baiser le long de sa mâchoire, avant de se blottir contre lui, dans le creux de son aisselle ruisselante.

- Il faut que tu le lui dises, constata-t-il finalement, après avoir calmé son souffle.

- Dire quoi à qui ?

- Que tu l'aimes.

- Ah. Bien sûr, répondit-elle avec un soupir, se saisissant à nouveau du t-shirt, mettant fin à cet instant d'oubli, et se relevant enfin pour marcher jusqu'à la partie cuisine du studio. Café ?, proposa-t-elle.

- Ouais, accepta l'autre avant de se lever et de s'habiller lui aussi.

Si leur relation avait été ouvertement sexuée, il aurait dit, là, en tirant la chaise pour y poser son derrière comme il le faisait, qu'il était désolé. Mais en-dehors du sexe en lui-même, il ne fallait jamais parler de ça, ce qui arrivait parfois, de plus en plus souvent, d'ailleurs, dans ce qu'ils considéraient tous les deux comme des moments d'égarement, même s'il s'agissait de moins en moins du fruit d'égarement, et que le tout devenait de plus en plus une habitude.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptySam 21 Fév - 16:48:34

[J'enchaîne parce qu'avec juste le premier chapitre, ça promet pas forcément de grandes choses (heureusement, d'ailleurs, parce que la promesse risquerait de ne pas être tenue) Donc là, c'est encore un peu une introduction, si on veut, et il n'y a qu'après qu'on commence vraiment à comprendre qui est l'héroïne]

Scène 2

Vers dix-sept heures, il alluma la télévision sur une émission consacrée au trésor caché des Templiers. Elle se cala entre ses jambes, contre le canapé – quelques heures plus tôt le lit, qu'on avait maintenant replié -, un bol de céréales à la main, en enfournant de grandes cuillerées dans sa bouche, prenant plaisir à les mâcher en faisant le plus de bruit possible.

- Veux ?, demanda-t-elle en levant la cuillère au-dessus de sa propre tête, s'imaginant qu'elle devait être à peu près au niveau de sa bouche.

- Oh, nan, j'aime pas trop ça, moi, fit-il en fronçant les sourcils, parce qu'elle l'empêchait de suivre ce que les participants à l'émission disaient.

Elle haussa les épaules et avala ce qu'elle lui avait tendu sans plus se soucier de son avis. L'émission était entrecoupée d'extraits des Rois Maudits et elle n'hésita pas à se plaindre.

- Pff, c'est nul franchement, la version des années 70 est cent-mille fois mieux.

Il la fit taire d'un ''shhhtt'' un peu exaspéré, et elle lui donna un coup de coude dans le mollet, qu'il reçut avec un grognement.

- Eh ! C'est moi qui t'ai fait découvrir les Rois Maudits en te prêtant les DVDs, je te rappelle.

- Ben je t'en suis infiniment reconnaissant, mais là j'essaye d'écouter.

Elle râla un peu avant de replonger le nez dans son bol, une moue boudeuse aux lèvres. Lorsqu'il comprit qu'elle ne risquait plus de l'embêter et qu'il y avait peut-être été un peu fort, il avança sa main tendue jusqu'à la tignasse toujours pas coiffée et ébouriffa les mèches de cheveux noirs dont il pouvait sentir qu'ils n'avaient pas été lavés depuis quelques jours, mais pas au point de les rendre dégoûtants, juste familiers, et il aimait bien ça.

Elle se tut jusqu'à ce que le programme passe à Stade 2, moment où elle décida qu'il était largement temps de se lever. En équilibre sur une jambe, elle se débattit un moment pour enfiler des chaussettes multicolores aux pieds nus qui dépassaient de son jean cargo – même si lui n'avait aucune idée de ce qu'était un jean cargo -, avant de se pencher sur son sac-à-dos pour vérifier qu'elle avait bien rangé toutes ses affaires.

Il mit un moment à quitter l'écran des yeux, et à se tourner enfin vers elle, qui avait fini de lacer ses chaussures.

- T'y vas ?

- Ouais, fit-elle en finissant d'ajuster sa veste en jean.

Elle passa son sac à dos sur son dos, en toute logique, et attendit qu'il se lève pour faire claquer ses joues contre les siennes.

- A la prochaine, alors.

Il l'avait accompagnée jusqu'à la porte, et elle lui accorda un dernier sourire, avant de s'éclipser dans les tournants de l'escalier où il la regarda s'enfouir jusqu'à ce qu'il ne puisse plus la voir. En ouvrant la porte du bas de l'immeuble, elle tomba nez-à-nez avec le jeune garçon qui l'avait observée à la fenêtre, ce matin-là. Elle le salua d'un signe de tête un peu moqueur, sans pourtant être méchant, mais lui s'enfonça dans le col de son blouson et pressa le pas vers l'intérieur en rougissant, se faisant poursuivre par son rire facile qui escaladait et se répercutait contre les parois des étages.

Elle mit les mains dans les poches de sa veste pour avancer, ses pas de caoutchouc ne claquant pas sur le macadam du trottoir. Son portable sonna alors qu'elle arrivait devant la supérette où elle prévoyait d'acheter un paquet de céréales et quelques yaourts.

- Tu viens samedi ?, demanda la voix d'une de ses amies, à l'autre bout du fil.

- Ouais ouais, je crois que je peux venir, pas de problème, répondit-elle alors qu'elle hésitait entre les Chocapics et les Smacks, tout en priant intérieurement pour trouver une excuse pour ne pas avoir à y aller, justement.

Elle se décida finalement pour un paquet de Cheerios, et passa à la caisse en oubliant les yaourts, tandis qu'elle servait à son interlocutrice une centaine de banalités sur le temps et les derniers épisodes de vagues feuilletons qu'elle ne suivait pas, en général, s'en voulant un peu de ne pas adresser un mot à la caissière, ce qu'elle considérait comme hautement impoli, d'habitude.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyDim 22 Fév - 9:51:00

[Donc, après réflexion, j'ai décidé de vous mettre un chapitre soir et matin, ce qui fait que ça sera fini en deux semaines (et vous pourrez respirer)]

Scène 3

Son travail, c'était de produire une dizaine de planches par mois pour un magazine pour adolescents. Pour ça, elle n'avait jamais d'inspiration. Pourtant, son éditeur attendait son travail, et il l'avait déjà relancée une fois ce mois-là. Ce n'était pas une histoire que l'on suivait vraiment, c'était en fait plus ou moins une série, avec des personnages différents, parfois elle reprenait les mêmes, parfois non, le tout étant de glisser au hasard des bulles le rapport qu'ils avaient avec le héros du numéro précédent, et les lecteurs assidus finissaient par le savoir, de toutes façons, puisque, sans y réfléchir forcément, elle aimait en reprendre qu'elle avait déjà utilisé, au fil des mois. C'était comme ça qu'elle avait présenté le projet au rédacteur-en-chef, et on avait trouvé le concept plutôt original, digne d'intérêt, en somme.

Son crayon retrouva machinalement les traits de son héroïne favorite, celle qui avait fait le plus d'apparitions dans l'histoire, et, pour la première fois, elle lui inventa un corps non couvert, des épaules, une poitrine, un ventre, des jambes, tout en prenant soin de cacher toutes les parties pouvant choquer des jeunes de treize ans, ou plutôt leurs parents s'ils tombaient sur ses pages de bande dessinée et découvraient soudain que leur bébé avait pu y observer les formes d'une femme, par des barreaux de fenêtre et des reflets de vitre. De l'autre côté de la fenêtre, sur la case suivante, elle ferma les yeux une demi-minute pour se concentrer et revoir ses cheveux un peu longs, sa barbichette, sa posture un peu tassée, et la façon dont il la regardait, pas en la croisant dans l'escalier, non, à travers la fenêtre, ce matin-là, cette intensité dans les yeux, cette observation minutieuse. Elle ne savait pas encore ce qu'elle allait en faire, mais elle venait de créer un nouveau personnage. Il restait à lui trouver une petite aventure, un parcours, une famille, des activités quotidiennes.

Elle avait envie d'une histoire d'amour. Pas avec son héroïne, non, avec une autre, une petite pétillante et blonde, tiens, la caissière de la supérette d'à côté. Bien sûr, la vraie caissière avait bien cinquante ans, une permanente et pesait plus d'une centaine de kilos, mais rien n'empêchait de situer le tout en été, puisque l'épisode qu'elle était en train d'achever devait normalement paraître en juillet, et d'imaginer une nouvelle employée pour la saison, une employée de son âge, avec, sous sa blouse bleue, des chaussettes rayées noires et blanches, et des guêtres roses, une robe en jean sur des froufrous de tulles, des coccinelles dessinées sur le bout de ses Converses All Stars. Ses brouillons lui plaisaient. Elle fit plusieurs essais pour trouver le visage précis de la jeune fille, et hésitait encore lorsqu'il se mit à faire trop noir dans la pièce pour qu'elle puisse dessiner sans lumière.

Son but était de créer des scénarios simples, des choses auxquelles n'importe qui pouvait croire, et en même temps en douter, justement, parce que c'était un peu trop facile tout en donnant l'impression d'être tellement possible.

Elle réalisa que, depuis qu'elle avait commencé ce travail, un peu plus d'un an plus tôt, elle n'avait jamais dessiné d'amourette vraiment sans ombre, comme celle qu'elle était en train de produire. Peut-être n'était-ce que son humeur du jour, finalement, qui se confondait avec ses cases. Mais tout retombait vite, avec elle. Les quelques pages de projet faites, elle sortit une cigarette qu'elle fuma à moitié, avant de l'éteindre, exaspérée, sur le bord de la fenêtre à laquelle elle s'était penchée, et de laisser tomber ce qui en restait sur le trottoir mouillé quelques mètres plus bas. Elle posa son menton dans le creux de ses mains, les coudes sur le rebord de pierre, laissant le vent rafraîchi de la nuit s'engouffrer dans un gilet trop grand et la faire frissonner, pendant qu'elle fermait les yeux en écoutant L'Iris et la Rose, sur le CD de Renan Luce qu'elle avait acheté au détour des allées de la Fnac, quelques mois plus tôt, et jamais écouté. Elle avait du mal à être pleinement heureuse, toujours peur d'être aveuglée et d'oublier des éléments qui pourraient lui faire mal par la suite.

Et pour le moment, elle n'avait pas de raison d'être particulièrement heureuse. Elle était amoureuse, oui, mais l'autre, là, celui auquel elle pensait, pourrait-il être amoureux d'elle ? Et même s'il pouvait, combien de temps cela prendrait-il, et est-ce que ça durerait, et est-ce qu'elle ne découvrirait pas qu'il était en fait un sacré salaud ? Elle avait essayé de vivre en se passant de tout ça jusque-là, et certes, ce n'était pas exaltant, comme existence, mais, au moins, grâce à ce choix, beaucoup de questions, de problèmes et de soucis étaient restés de côté, lui fournissant des intrigues pour ses bandes dessinées, sans qu'elle se sente jamais directement concernée.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyDim 22 Fév - 20:11:40

Scène 4

Le musée, elle le fréquentait souvent. Bien sûr, elle n'y allait pas toutes les semaines, ça aurait fait louche, mais souvent, les jeudis particulièrement, puisqu'il était là les jeudis, et elle cherchait le tableau qu'il reproduisait, c'était souvent le même plusieurs fois d'affilée, parce que reproduire une toile de maître ne prenait pas qu'une après-midi, et, assise sur un banc, un peu éloigné, elle le regardait peindre, parfois de dos, et elle observait les couleurs, le pinceau, les esquisses, parfois de face, et alors elle regardait le visage, les mouvements de ses sourcils, et ses yeux qui allaient de son travail à l'oeuvre originale, sans faire attention à ce qui se passait autour de lui. Et un jour il s'était assis à côté d'elle, alors qu'elle le regardait. Elle avait d'abord cru qu'il venait observer les peintures autour de lui, et était restée absorbée dans le spectacle du vieil homme qui peignait, devant elle, de dos, cette fois-là, comparant les couleurs utilisées aux couleurs d'origine.

- Vous ne regardez pas le tableau, avait-il constaté au bout d'un moment.

Elle l'avait fixé, surprise, un homme d'une trentaine d'années aux cheveux qui avaient dû être blonds à un moment de sa vie, et qui avaient pris une teinte plus brune avec le temps. Elle avait observé son nez droit, ses joues pleines, les traits étrangement familiers et à la fois étrangers.

- Je... Non, je... Enfin, c'est bête, mais je le regarde peindre. Je ne sais pas pourquoi, s'était-elle embrouillée, il ne peint pas particulièrement bien, ni particulièrement mal, d'ailleurs, je n'aime pas vraiment ses toiles finies, mais j'aime le voir travailler, il est tellement concentré, mais en même temps très humble, je ne sais pas, c'est ce qui ressort de ses expressions, de ses gestes, il me fascine.

Elle avait dit le tout en chuchotant, pour ne pas que le concerné ne l'entende, elle se doutait bien que tout ce qu'elle avait dit ne serait pas forcément bien pris. De plus, comme toujours, il avait fallu qu'elle parle, trop, trop longtemps, pour un inconnu, en tout cas. La vérité, c'était qu'elle avait peur des inconnus, pas peur dans le sens où elle s'imaginait qu'ils la poursuivraient chez elle pour l'assassiner à coups de couteau, non, peur dans le sens où elle ne savait jamais quoi dire, jamais quoi faire pour n'avoir l'air ni totalement associale, ni désespérément en quête de quelqu'un avec qui discuter. Alors, elle en faisait trop, d'une petite voix en filet et toujours rapide, trop rapide.

Il avait souri. Oui, parfois, ça faisait ça. Souvent, ça faisait ça. C'est pourquoi elle n'essayait pas plus que ça de changer d'attitude.

- Il vous fascine, avait répété l'homme en se penchant pour poser ses avants-bras sur ses cuisses, le dos courbé, et il avait laissé échapper un rire amusé, discret, presque attendri.

Elle avait hoché la tête. Bon, très bien, elle aurait mieux fait de se taire, il la prenait de toute évidence pour une petite fille aux sentiments excessifs qui se croyait vaguement artiste ou au moins passionnée, intellectuelle, en gros. Elle n'aimait pas passer pour ce genre de personnes. Même si elle en fréquentait, quelques uns de ses amis, même, flirtaient avec cette définition, mais pas elle. Elle aimait juste suivre ses envies, peu importe qu'elles correspondent ou non à la norme, à ce qu'on attendait d'elle, à une quelconque idée de la prétention.

- Je peux vous le présenter, si vous voulez, avait-il repris, toujours amusé. C'est mon père.

Alors, elle l'avait toisé, heureuse détentrice d'une nouvelle information qui expliquait l'impression de déjà-vu qu'elle avait eu en le voyant. Elle avait passé sa main ornée d'une bague voyante le long de sa nuque, par réflexe, caressant les cheveux courts et doux, une nouveauté, à ce moment-là, elle les avait porté longs pendant tellement longtemps, elle avait hésité. Elle l'avait vu sourire, elle l'avait détaillée. Après tout, elle était dessinatrice, et c'était un réflexe, s'attarder sur les traits des personnes qu'elle rencontrait, et leurs expressions. Mais, si elle avait dû être honnête, elle se serait avoué qu'elle ne le faisait que rarement, d'habitude.

- Non, bien sûr, avait-il dit, s'adressant à ses chaussures. Je suppose que toute la ''fascination'' se perdrait. Vous l'avez imaginé, vous lui avez prêté une attitude, des sentiments, des paroles. Vous seriez déçue.

- Pas du tout, avait-elle répondu, parce qu'il avait raison mais qu'elle se sentait vexée qu'il déblatère tout ça avec cette ironie évidente. Mais je dois y aller, je... euh... la prochaine fois, avait-elle ajouté après une petite pause.

Bien sûr, elle lui avait prêté une voix, des idées, des expressions, elle avait soudain peur de se retrouver confrontée à la réalité. Il avait souri, pour lui-même, savourant sa victoire, le fait qu'il avait parfaitement deviné.

- La prochaine fois, alors.

Elle était partie, vite, trop vite, ses joues rougissant sous l'émotion, sans savoir exactement de quelle émotion il s'agissait. De la gêne ? Peut-être était-elle gênée d'avoir été prise dans l'observation, dans la filature, presque, d'un homme qu'elle ne connaissait pas, puisqu'il fallait bien dire ce que c'était : elle le suivait de toile en toile et, lorsqu'il changeait de musée, elle en changeait aussi. Puis, elle était allée voir Hugo, dans son appartement, elle avait escaladé l'escalier en colimaçon, ils avaient bu des bouteilles entières, en fumant, sans raison, pas parce qu'ils étaient tristes ou désespérés ou perdus ni même qu'ils en avaient besoin, juste pour respecter une sorte de tradition, et parce qu'ils ne s'étaient pas vus depuis longtemps, et qu'elle avait eu envie qu'il soit là, soudain, comme en manque d'un repère presque stable. Dans la nuit bien avancée, ils avaient fait l'amour et s'étaient endormis, avant de se réveiller ce matin-là, et elle s'était sentie heureuse. Elle avait compris, comme ça, comme une certitude nouvelle, qu'elle était amoureuse. C'était arrivé en quelques secondes à peine, d'un homme à qui elle n'avait pratiquement pas adressé la parole. Elle qui avait tant fui toutes ces sortes de sentiments pendant plusieurs années, elle était retombée, et ce sans même vraiment qu'on l'y force.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyLun 23 Fév - 8:40:09

Scène 5

Manu – c'était comme ça qu'elle avait appelé le garçon d'en face, parce que c'était un nom de voisin aux cheveux longs, ça, Manu – Manu, donc, elle n'eut pas trop de mal à le définir au niveau du scénario, il avait dix-sept ans, il était un peu paumé, un peu rêveur, un peu artiste, il aimait les soirées entre copains, l'alcool le rendait muet jusqu'à ce qu'il finisse par s'écrouler comme une pierre, il avait une approche inconsciente de la beauté du quotidien qui le faisait observer le monde sans y prendre garde, et il ne savait pas où il allait, mais il prenait son temps pour s'y rendre, en tout cas, n'hésitant pas à faire quelques détours et à emprunter quelques chemins de terre plutôt que les départementales toutes tracées que lui indiquaient ses parents, ses profs et, plus généralement, son entourage. Il était Hugo à l'époque où elle avait connu Hugo, avant, bien avant qu'elle ne se rende compte qu'Hugo était à la fois torturé, complexe et profond.

Ce qui lui avait coûté des litres de café, c'était en fait la suite. Lorsqu'il avait été question de l'apprivoiser vraiment, pas seulement en brouillon, de tordre son visage dans diverses expressions, celles dont elle aurait besoin et d'autres, comprendre comment il arrivait à rendre des intensités en contractant à peine ses muscles faciaux, parce qu'il était à la fois tellement impassible et tellement expressif qu'il constituait un vrai défi pour un dessinateur. Elle y travailla longtemps, avant d'arriver à l'illusion de le maîtriser plus ou moins, et de pouvoir se mettre au vrai travail que son patron attendait d'elle.

Bizarrement, pour la caissière, le processus s'inversa. Elle était facile à dessiner, parce que ses traits se mouvaient beaucoup plus, sans doute, et donc qu'elle pouvait appliquer ses habituelles techniques caractéristiques pour faire transparaître la joie, l'amusement, la colère ou le dégoût. C'était son caractère, ses croyances, ce qu'elle était au fond du fond qui posait plus de problèmes, étant donné qu'elle en faisait tellement en-dehors qu'il était bien difficile de discerner ce qui restait stable en-dedans. Pourtant, elle ne perdit pas trop de temps à y réfléchir, étant donné que, pour ce numéro, c'était à travers les yeux de Manu que l'on avancerait, et que donc, Manu lui-même n'était pas obligé de percevoir toutes ces nuances. Lorsqu'elle travaillerait sur un épisode dont la caissière serait l'héroïne, alors seulement elle s'attarderait sur une réelle intériorité du personnage.

Lorsque, après plusieurs semaines de travail intense, à comprendre qu'elle ne sortit que rarement – cela lui servit d'excuse pour ne pas assister aux festivités du samedi auxquelles elle avait pourtant été invitée plusieurs fois -, juste pour se rendre au musée avec l'espoir que le fils du peintre n'y revienne, mais il n'était jamais là, et elle trouvait soudain moins intéressant de s'absorber dans le travail de son père, en dehors de ça, donc, elle ne sortit que rarement, et, après plusieurs semaines de travail intense, elle parvint à produire une histoire en huit planches, et à les avoir encrées toutes les huit. Elle envoya donc son travail au magazine, qui ferait suivre à la coloriste. Les autres dessinateurs avaient souvent des rapports plus poussés avec leurs coloristes, ils devenaient même parfois plus que collègues de travail, pour aller vers une sincère amitié. Mais avec son habituel côté casanier, et aussi le fait que la coloriste, d'après ce qu'elle savait, avait cinquante-quatre ans, et que, du haut de ses vingt-deux ans, elle ne se sentait pas d'aller lui faire la conversation, les facteurs furent rapidement réunis pour que, après un petit entretien à la suite de la première parution, elle s'arrange pour laisser des instructions çà et là à propos des teintes générales à employer, et ensuite lui accorde son entière confiance. De plus, elle aimait le travail de sa coloriste, ses couleurs douces, ses planches à la fois franches et pastelles, et elle n'était pas du genre à passer des heures à chipoter pour obtenir le bleu exact qu'elle avait imaginé au départ. Pour être honnête, au départ, dans sa tête, les couleurs n'avaient pas vraiment d'exactittude.

Elle avait en plus sous le bras, ce jour-là, alors qu'elle se rendait à la poste, un carton de bandes dessinées qu'Hugo lui avait demandé de lui prêter, étant donné qu'il avait vendu les siennes. Elle sonna au bas de l'immeuble, et il appuya sur le bouton de l'interphone pour qu'elle puisse monter jusqu'à son étage, les bras chargés de cette caisse dont elle aurait préféré qu'il descende pour s'en saisir. Ce fut donc avec son pied qu'elle frappa à la porte boisée de son studio qu'il mit un peu trop longtemps à ouvrir au goût de ses bras endoloris, mais enfin elle put entrer et posa le tout sur le lit non replié avec un soupir, observant à peine le désordre qui régnait dans l'appartement.

- Ouais, merci, lâcha-t-il en observant le contenu du carton, examinant chaque livre un à un, j'ai relu le Da Vinci Code mais c'est franchement de la merde, ça nous apprend rien, alors je me suis dit que là...

Elle eut un petit rire ironique, avant de placer ce commentaire inutile qui suffirait à faire la conversation :

- Le Triangle Secret, le Da Vinci Code... Dis donc, tu fais une fixation sur les Templiers, si je ne m'abuse.

Il haussa les épaules, pas tellement concerné, comme il le faisait toujours lorsqu'elle se moquait de lui et croyait être sur la bonne voie pour découvrir l'une des facettes de sa personnalité, comme pour prouver qu'elle avait tort.

- Moui, oh. Un truc pour mon cours d'histoire, je me suis dit que ça pourrait être intéressant, c'est tout. Enfin, je lis aussi de vrais bouquins historiques, l'arrêta-t-il dans la remarque qu'elle allait faire sur le fait de se servir de fictions comme base de révisions, mais c'est juste pour essayer de... enfin pour voir, quoi.

Elle hocha la tête, et s'arrêta un instant pour l'observer. Ses yeux étaient plissés, sans doute fatigués, ses cheveux n'étaient pas peignés, mais ça, c'était plus un style qu'il se donnait, elle avait l'habitude, sa bouche se tordait en une moue vide, pas aussi taquine qu'elle avait pu l'être autrefois, quand le soleil brillait et qu'il frôlait son bras de ses doigts mouillés de l'eau d'une fontaine quelconque, et que ce contact la faisait frissonner. Ce n'était pas l'un de ces jours où ils buvaient et couchaient ensemble, c'était l'un de ces jours où elle se sentait encore trop amoureuse de lui, ou des souvenirs qu'elle avait avec lui, au moins, pour rester plus longtemps et prendre le risque de lui succomber sentimentalement. Lui succomber physiquement était une chose qu'elle avait compris pouvoir se permettre, avec le temps. Mais pas sentimentalement. Plus jamais. C'était trop risqué.

- Bon, ben, j'y vais, alors, dit-elle en replaçant la bandoulière de son sac à main sur son épaule.

- Ouais, ben, à plus, alors.

Il la raccompagna jusqu'à la porte, lui déposa une vague bise sur chaque joue, et il la laissa filer, comme elle était venue, malgré tout le désir qui émanait d'elle qu'il la retienne. Mais c'était justement quand il la sentait dans cet état d'esprit-là qu'il avait appris à ne pas trop en faire. Parce qu'il ne fallait pas qu'elle puisse l'accuser, un jour, de l'avoir coincée dans un moment de faiblesse.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyLun 23 Fév - 17:26:18

Scène 6

Son briquet tournait entre son pouce et son index, produisant à chaque tour ce bruit métallique, impatient, de plus en plus rapide, alors qu'il se cognait à la table du café où elle était assise, à l'intérieur, à regarder la pluie tomber sur les bras pas encore nus, mais au moins sans manteau, ou les blousons légers, les têtes sans capuches qui couraient çà et là, surprises de l'eau qui ruinaient soudain le bombé des cheveux, au fond heureuses de constater que l'eau était fraîche, et non froide, comme la plupart des gens pensaient que la pluie se devait d'être. Elle lâcha un soupir, vida d'un trait la grenadine qu'elle avait commandé, en demanda une autre. Enfin, les longs cheveux noirs franchirent la porte du café, emmêlés, ou au moins pas emmêlés, mais pas soignés, et la parka rouge, la marinière, le jean droit, les Kickers.

Elle soupira devant cette image on-ne-pouvait plus triste qui s'offrait à elle de la fratrie.

Karine était plus grande, plus mince, plus uniforme qu'elle. Autrefois, lorsqu'elles se voyaient encore souvent, on avait considéré sa grande soeur comme plus belle qu'elle-même. Et puis, les personnes vraiment intéressantes, elles s'en désintéressaient vite, justement, de la beauté de la grande soeur, puisque, non seulement elle ne faisait rien pour vraiment la faire ressortir, mais que ce n'était pas non plus au profit d'une concentration quelconque sur une éventuelle profondeur bien au-delà de sa beauté. Non, Karine était fade, on s'en apercevait facilement. Sa petite soeur avait hérité de tout le pétillant, l'intelligence, la rage, l'enthousiasme, la passion, l'originalité que pouvaient leur donner leurs parents. Enfin, si tant est que ce soit de ses parents qu'elle avait hérité, et, vu la capacité qu'ils avaient à briller l'un comme l'autre, elle en doutait fortement.

- Ca va, je t'ai pas fait trop attendre ? T'étais où ? Occupée à l'aumônerie ?

Elle était acide et ne la regardait pas. Elle savait que les yeux de Karine étaient fixés sur son briquet, désapprobateurs, et, pour le plaisir de l'agacer, elle arrêta de le faire tourner et le posa bien en évidence sur la table.

- Tu fumes ?, demanda l'autre avec une espèce d'alarme dans la voix.

- Karine, je fume, oui, je fume, je fume depuis mes seize ans, ce n'est pas une affaire de...

- C'est mauvais pour ta santé.

- Sans blague ?

Une pause. Si elle avait été d'humeur à se concentrer sur quelque chose à dessiner, et si elle avait pu sortir de son propre corps, elle aurait observé la différence, entre leurs attitudes. L'une, les épaules en avant, pressée, prête à quitter les lieux à tout instant, le plus tôt serait le mieux. Et l'autre, à moitié assise, sur le bout de sa chaise, tapotant la table de ses ongles polis au vernis transparent, parcourant les alentours du regard quand les yeux de sa soeur était tellement fixés sur elle, de manière presque féroce, l'autre donc, dans cette espèce de naïveté pleine de préjugés, de présupposés, de lieux-communs dont elle ne savait même pas qu'ils en étaient. Non, décidément, cette fille ne serait jamais intelligente. Elle ne sortirait jamais du lot. Elle avait suivi la voie dont ses parents avaient rêvé pour elle, elle vivait sans but, que le but d'exister et encore, même pas vraiment. Juste d'être comme tout le monde. Sa seule utilité était de peupler la planète. Comme si on avait vraiment besoin de ça. Elle soupira.

- Bon. C'est quoi, cette nouvelle exceptionnelle ?

Karine retrouva le sourire à ces mots. L'autre fut éberluée de se rendre compte qu'elle ne palpait même pas le malaise qui régnait à cette table du café depuis qu'elles étaient là toutes les deux.
Kevin et moi, on va se marier. Et je me demandais enfin... Si tu accepterais d'être ma demoiselle d'honneur.

Elle éclata de rire. Un rire froid, pas du tout sympathique, un rire qui ne pouvait pas croire ce qu'il était en train d'entendre.

- Karine, tu joues à quoi ? Pourquoi tu me demandes ça ? Tu n'as pas d'amies ?

- Bien sûr que si, mais tu es ma soeur.

- Et alors ? Tu n'as jamais pensé que ce n'était qu'un pur hasard ? Je déteste Papa, je méprise Maman, je n'ai aucune sympathie pour toi. Je n'ai jamais cru en ces conneries de devoir familial. Alors fais-toi une raison et fous-moi la paix. Je ne suis pas comme toi. Je suis bien au-dessus, à un niveau que tu n'atteindras jamais. Je n'aime ni les bébés, ni les chevaux, ni les animaux en général, d'ailleurs, je ne m'émeus pas devant une femme enceinte, je ne prends pas ce regard grave et solennel lorsqu'on me parle de viols ou de SDF, je n'ai pas pleuré devant tout le monde quand Mamie est morte. Tu sais pourquoi ? Parce que ça, c'est du cliché, ce n'est pas du vrai sentiment. J'interroge les vrais sentiments. Tu ne fais jamais ça, toi, tu fais toujours ce qu'on attend de toi. Vous m'avez toujours accusée d'être insensible. Mais c'est toi, toi et eux, vous êtes insensibles, vous ne ressentez pas, vous jouez des ressentis, les ressentis que vous êtes censés avoir.

- Ne me fais pas le procès que tu voudrais faire à Maman.

- Maman ou toi, c'est pareil, vous êtes pareilles, vous êtes invisibles.

Elles se toisèrent un moment. Elle savait que Karine n'avait même pas compris ce qu'elle avait dit. Si elle avait été plus comme elle, peut-être aurait-elle été touchée par ces mots, peut-être se serait-elle remise en question, peut-être se serait-elle sentie vraiment blessée, peut-être aurait-elle pris conscience qu'il fallait changer quelque chose. Mais Karine ne se poserait jamais toutes ces questions. Elle se contenterait de rapporter à leurs parents que Lola n'avait pas changée, qu'elle était toujours bornée, prétentieuse, idéaliste, et qu'elle avait essayé de l'insulter, mais bien sûr, enveloppée dans sa bonne foi exaspérante, ça ne l'avait même pas atteinte. Elle sortit un billet de sa poche et le posa sur la table devant elle, avant de rassembler ses affaires dans son sac à main, et de le replacer en bandoulière sur son épaule.

- Salut., lâcha-t-elle en s'éloignant aussi vite qu'elle le pouvait, sans fuir, pourtant.

Elle passa les portes du café, l'humeur noir. Pourquoi sa soeur avait-elle senti le besoin de la voir ? De la mettre au courant de ce qui se passait dans des vies desquelles elle s'efforçait de faire abstraction depuis plusieurs années, et elle avait parfaitement réussi jusqu'à ce jour, sans peine, et voilà qu'elle arrivait avec la force d'un bélier lancé par une horde de petits soldats pour lui rappeler que des gens comme eux existaient, que l'intensité du reste du monde, ceux qu'elle fréquentait, ne suffirait jamais à pallier tout à fait la quantité des gens sans saveur.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyMar 24 Fév - 11:54:25

Scène 7

Il y avait bien deux heures qu'elle était au balcon, maintenant, quant au nombre de cigarettes qu'elle avait consumé, elle était bien incapable de l'évaluer elle-même. Elle fumait vite, en fronçant les sourcils, les jetant alors qu'il en restait encore la moitié, dans un état de contrariété visible. A l'intérieur, derrière elle, la fête battait son plein, comme le voulait l'expression, entre les musiques dont on ne ressentait plus qu'on ne les entendait vraiment les boum boums réguliers, de l'extérieur où elle s'était installée. Les frissons qui ébranlaient tout son corps, de plus en plus longtemps, de plus en plus souvent, étaient accentués par la bonne dose de whisky-Coca qu'elle avait absorbé depuis le début de la soirée. Elle se raccrochait à la barre de fer forgé qui la séparait du vide avec une espèce de désespoir presque endormi, en tout cas inconscient, comme s'il s'agissait de la seule chose qui la tenait encore un peu debout, un peu éveillée, un peu existante.

Chiara sortit à ce moment-là. Chiara n'avait d'Italien que son prénom, provinciale assumée, entre ses cheveux blonds qu'elle ondulait, ses yeux bleus, sa présence toujours accueillante, gentille, même si le mot gentil n'est jamais vraiment positif, mais c'était ça, justement : Chiara ne faisait pas de mal, mais Chiara ne savait pas apporter le réconfort dont elle aurait eu besoin, s'il arrivait qu'elle en ait besoin. Elle la connaissait depuis des années, cette période lointaine du lycée, elles avaient été amies d'une amie, puis officiellement amies tout court, mais, même si le temps qu'elles passaient ensemble était souvent agréable, elles ne s'étaient jamais senties proches l'une de l'autre.

Elle ne la sentit pas arriver, d'ailleurs, jusqu'à ce que la blonde ne pose sa main sur son épaule :

- Ca va, Lola ? Pourquoi tu rentres pas ?

- Je sais pas, répondit l'autre sans pour autant esquisser aucun mouvement vers l'intérieur.

Un nouveau frisson la saisit toute entière.

- Dis, Chiara, tu me trouves méchante ?

L'accent n'était pas tout à fait juste, il avait quelque chose de très mélodramatique, quelque chose que l'alcool donnait en général, l'accent de série télévisée que l'on voulait tiré d'un grand roman, juste quelque chose qui vous donnait accès, derrière la brillance d'ébriété des yeux, à leur brillance de désespoir. Ce ne fut qu'à ce moment-là que la blonde mesura plus ou moins ce que les quelques bouteilles de whisky vidées avaient produit comme effet sur sa copine, qui pourtant, la dernière fois qu'elle l'avait vue, ne montrait pas tant signe de perte que ça.

- Oula, constata-t-elle en la soutenant de son bras pour essayer de la faire avancer vers l'intérieur, tu veux pas rentrer ? Tu vas t'allonger un moment, c'est bon, tu vas boire un peu d'eau, ça va aller.

L'autre se laissa d'abord entraîner, avant de réaliser soudain ce qui se passait, et ce qu'elle venait de lui dire, et alors elle l'envoya paître d'un violent coup de coude, protestant avec force :

- Mais arrête, pourquoi tu me parles comme ça, hein, c'est pas la première fois que je bois, c'est bon, c'est parce que tu veux pas me répondre, t'as peur de me vexer, hein, mais je sais bien que tu trouves que je suis méchante, de toutes façons, je le sais, que je suis méchante, c'est bon, mais je le fais pas exprès, je le fais pas exprès, je te jure, je suis comme ça, je suis une mauvaise personne.

Elle avait fondu en larmes dans cette dernière partie, et avait fondu tout court, d'ailleurs, car, n'ayant plus rien pour la retenir, elle avait d'abord titubé, puis s'était écroulée tout à fait, et elle était à présent à genoux sur le balcon sale, dans ses collants et sa robe noire dont le bas qui frôlait le sol était maintenant maculé de traces claires. Chiara se pencha sur elle et enserra ses épaules autant qu'elle le pouvait en contenant son dégoût : elle détestait avoir à faire à des gens saouls, c'était plus fort qu'elle, elle tombait facilement dans le mépris, face à ce genre de comportement.

- Mais non, voyons, je suis sûre que tu n'es pas une mauvaise personne, allez, on va rentrer, tu veux ?

L'autre approuva plusieurs fois de la tête, et renifla pour mettre une fin définitive à ses sanglots, avant de poser sa main sur le sol pour essayer de se relever, mais, à mi-chemin entre le sol et sa stature habituelle, ses jambes ne purent aller plus loin et elle s'écroula complètement, se mettant à pleurer de plus belle. Chiara essaya de l'aider à nouveau, mais, cette fois, la brune ne tenta même pas d'arranger les choses et la chassa de son bras moulinant l'air. La porte-fenêtre s'ouvrit à ce moment-là, et ce fut un garçon de taille moyenne, la chemise trop longue, le jean usé, qui vint au secours des filles.

- C'est bon, Chiara, rentre, je m'en occupe.

- Mais t'es sûr ? Elle est vraiment...

- C'est bon, je te dis...

La blonde se releva, elle dépassait le garçon d'une demi-tête, elle lui offrit un coup d'oeil assez éloquent quant à ce qu'elle pensait de l'état dans lequel s'était mis sa copine, et ferma la porte derrière elle, adressant un dernier regard embarrassé à cet étrange couple qui s'était formé sur le balcon.

Il s'agenouilla à sa hauteur, et la força à lever la tête en appuyant sa main sur son avant-bras, qui pendait depuis son genou avec un abandon total. Ses yeux le prirent enfin dans son champ de vision, et un sourire fendit son visage lorsqu'elle l'aperçut.

- Oh, Benjamin ! Je t'ai pas vu, ce soir !

Il laissa échapper un petit rire gentil, parce que son ton tout à fait innocent, lorsqu'elle avait bu, l'amusait toujours, au début. Ensuite, son ton devenait souvent de plus en plus larmoyant, et là, il ne trouvait pas ça insupportable dans le sens où Chiara trouvait ça insupportable, c'est à dire qu'elle n'avait qu'une envie c'était de s'en aller parce que la situation l'ennuyait et qu'elle n'en avait rien à faire, il trouvait ça insupportable dans le sens où il avait sa plus vieille amie dans les bras, celle qu'il avait connue dans toutes les situations possibles, de ses robes du jardin d'enfant à ses maquillages ratés du collège, elle était son pilier stable quand il doutait du monde autour de lui, et il aimait croire qu'en bon pilier, elle était forte et indestructible, et la voir s'écrouler de cette façon, c'était un peu voir une partie de lui-même s'écrouler, et il se sentait le devoir d'arranger les choses, presque pour lui-même autant que pour elle. Enfin, pour le moment, on n'en était pas là. Pour le moment, il avait laissé échapper ce rire, là.

- Mais si, Lola, tu m'as vu. Tu m'as fait la bise et tu m'as dit que je devrais danser. Tu sautais partout, tu faisais pas tellement attention, ça m'étonne pas que tu te rappelles pas.

- Ah, j'étais bourrée ?, demanda-t-elle en éclatant de rire, un rire long, par degré, dont on avait l'impression qu'il ne s'arrêterait jamais, un rire dont il semblait qu'il ne concernait qu'elle, comme si la phrase avait eu un double sens qu'elle était la seule à voir et à trouver désopilant.

- Oui, je crois un peu, oui, répondit-il en souriant.

- Remarque, je suis toujours bourrée, je crois, hein, mais le dis pas, parce que je crois que ça se voit pas trop.

- Nan, je le dirai pas, t'inquiète pas.

- Eh, tu jures, hein ?

- Je jure.

Elle acquiesça gravement, comme si ce problème juste réglé était de la plus haute importance, et il y eut un moment de silence, pendant lequel il la regarda, caressant sa joue du bout du pouce, le long de ses cheveux courts, tandis qu'elle gardait les yeux rivés au sol. Après un moment, moment où son profil, froid et raide comme de la pierre, commença à lui faire peur, il demanda, vraiment concerné.

- Ca va, Lola ?

Elle ne sembla pas tout de suite réaliser qu'il avait parlé, elle avala sa salive plusieurs fois, les yeux toujours dans le vide, tandis que sa main à lui se posait doucement sur son épaule, accroupi qu'il était à côté d'elle, et puis, finalement, les larmes se mirent à couler sans qu'elle ne s'en rende compte, d'abord, avant qu'elle ne se retourne vers lui, et ne l'agrippe entièrement, se retrouvant contre lui, leurs bras enserrant leurs corps, elle s'accrochait à son blouson autant qu'elle le pouvait et laissait échapper de longs cris mouillés et déchirants. Il la serra plus fort que jamais, caressant ses cheveux, la berçant doucement de droite à gauche, et de gauche à droite. Elle sentait un mélange de sueur, d'alcool et de tabac assez désagréable, mais il avait d'autres soucis que son odeur, pour l'instant.

- Mais je sais pas pourquoi je suis comme ça, je crois que ça va pas du tout, en fait, mais j'aime bien être contente, et je suis souvent contente, mais dès que je bois un peu trop je finis comme ça, pourquoi je suis comme ça, hein ?

- Je sais pas. Mais peut-être que tu devrais pas boire, si ça te rend malheureuse.

- Mais je peux pas. Si je bois pas je vais être malheureuse en vrai, tu vois, et alors, si je suis malheureuse tout le temps, ça va pas aller, hein, c'est pas bien, là, je suis malheureuse quand je bois, ça va, parce que je suis malheureuse mais après je suis heureuse, mais si je bois pas je vais être malheureuse sans pouvoir être heureuse, tu comprends ?

- Oui. Enfin, non, pas vraiment, mais j'essaye.

- Pff, tu comprends pas, soupira-t-elle, désolée, tandis qu'elle le lâchait et retombait sur ses fesses, maintenant franchement assise par terre. Si Hugo était là, je suis sûre qu'il comprendrait.

Il soupira.

- Sûrement, mais Hugo est pas là.

Il s'arrêta, attendant qu'elle dise autre chose, mais elle ne disait rien. Il savait qu'il fallait y aller doucement, ne pas la brusquer, ne surtout pas lui dire de choses qu'elle puisse prendre mal, mais il était difficile de savoir exactement ce qu'elle prendrait mal, dans l'état second où elle se trouvait. Il reprit tout de même :

- Lola, tu crois pas qu'Hugo, il est pas souvent là, quand t'es malheureuse ? Tu crois pas que tu es beaucoup là quand il est malheureux et jamais vraiment le contraire ?

- Ben... Je sais pas... Si, mais c'est pas de sa faute. Enfin, je pense pas que ça soit fait exprès, c'est juste que c'est pas facile, pour lui.

- Je sais que c'est pas facile pour lui. Mais je pense pas que ce qu'il fait soit correct, avec toi. Il a pas le droit de t'en demander autant. Il devrait voir que ça te fait du mal.

- Mais ça me fait pas du mal, c'est pas ça, il a confiance en moi, c'est tout, c'est normal qu'il ait quelqu'un. Il a besoin de quelqu'un, et moi, ça me fait plaisir que ça soit moi.

- A te voir ce soir, c'est pas la définition que je donnerais du plaisir.

- Mais c'est pas à cause de lui, ce soir. C'est à cause de l'autre, là, il est pas retourné voir son père. Et puis y a Karine elle se marie, aussi, et elle croit que je suis insensible, mais c'est pas vrai, hein, Benjamin, je suis pas insensible, pourquoi elle croit ça ?

- Parce qu'elle est idiote. N'importe qui qui te verrait maintenant saurait que tu n'es pas insensible. Mais tu t'en fiches, de ce que Karine pense, non ?

- Mais c'est pas elle, c'est tout le monde, tu crois pas que tout le monde pense que je suis insensible ? Mais moi aussi, je crois que je suis insensible, des fois, mais je suis vraiment pas comme tout le monde, Benjamin, pourquoi je suis pas comme tout le monde ? Pourquoi je suis pas une bonne personne, hein ?

- Mais bien sûr que t'es une bonne personne, arrête.

Il lui prit la main doucement pendant qu'il parlait, et elle la serra jusqu'à faire ressortir le blanc de ses phalanges, mais il ne souffrit pas et se contenta de serrer la sienne en retour. Ses yeux à elle étaient lamentablement fixés sur ces deux mains qui se tenaient, avant qu'elle ne se retourne, prise de spasmes, pour vomir une espèce de mousse blanche à moitié sur le bord du balcon et à moitié dans la rue, beaucoup plus bas. Il lui caressa la nuque lorsqu'elle eut fini et la rapprocha de lui, afin qu'elle pose sa tête sur son torse plutôt que sur le balcon maintenant assez dégoûtant où elle avait failli s'écrouler.

- Ta chemise va être dégueulasse, commenta-t-elle en se laissant faire docilement.

- C'est pas grave, je t'assure.

- Tu crois qu'Hugo il m'aime un peu ?, demanda-t-elle après quelques instants de silence.

- Je sais pas, Lola, lâcha-t-il dans un soupir.

- Mais on a fait des trucs, tu sais, il les aurait pas fait si il m'aimait pas.

- Je sais pas. Je sais pas. Il est pas correct avec toi, Hugo, tu sais. Même s'il t'aime, vous devriez pas... Il devrait pas... Ou alors il devrait prendre une vraie décision.

- Mais tu dis ça parce que t'aimes pas Hugo. Pourquoi t'as jamais aimé Hugo ?

- Parce que je t'aime.

Elle éclata d'un rire froid, un rire sans sens, un rire incompréhensible sinon qu'elle avait bu et qu'elle ne savait de toute évidence pas comment réagir, et que tout ne se connectait plus tout à fait comme d'habitude.

- Ah. T'es jaloux, alors ?

- Non, dit-il, sur un ton on-ne-pouvait plus sérieux. Je t'aime bien au-delà d'être jaloux de tes copains, je t'aime au point que j'ai confiance en toi, assez pour savoir que je n'aurais jamais besoin d'être jaloux d'aucune de tes relations. Je t'aime comme une partie de moi-même, ou au moins comme une partie de ma famille, je t'aime sincèrement, pour toi, pour ton bonheur, et je veux pas te voir malheureuse, et Hugo t'a toujours rendue malheureuse.

- T'es gentil, affirma-t-elle en se mettant presque à ronronner sur son épaule. Moi aussi je t'aime, Benjamin, tu sais.

- Je sais, fit-il dans un sourire en lui caressant doucement la tête, pendant qu'elle s'endormait comme un petit ange imbibé d'alcool.

Il soupira tandis que son souffle se faisait de plus en plus profond et régulier, s'étendant lui-même sur le balcon, les bras en guise d'oreiller, et la tête de sa plus vieille amie sur son ventre, comme une couverture. Il voulait son bonheur autant qu'elle voulait le sien. Il aurait voulu que, dans la pureté qu'il lui connaissait, elle puisse tomber amoureuse de gentils garçons qui ne la briseraient pas, qui ne la pousseraient pas à se demander si elle était insensible et s'il était possible qu'on l'aime. Parce qu'il était plus que possible qu'on l'aime, et il était vraiment dommage que ceux qui arrivaient à le lui montrer le plus soient ceux qui étaient sans doute les moins désintéressés, et les moins purs. Et sur ces pensées résignées, puisqu'elle avait réussi à lui passer la tristesse dont elle faisait étalage quelques minutes plus tôt, il s'endormit lui aussi.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyMar 24 Fév - 20:19:01

Scène 8
[Je vaaais poster à la soirée pyjama... C'est juste que c'est plus vite fait de poster du déjà écrit que de faire un post, et là j'suis un peu fatiguée]

Violette n'avait pas pu dépanner le Supermarché où elle travaillait habituellement, les week-ends, ce pourquoi elle l'avait appelée, elle qui était toujours plus ou moins en quête d'un peu d'argent pour arrondir ses fins de mois, mais qui ne cherchaient jamais avec beaucoup d'ardeur. Ce n'était pas la toute première fois qu'elle lui rendait ce service, mais on ne pouvait pas dire qu'elle soit encore devenue une caissière exemplaire. De plus, comme elle n'était jamais qu'une très occasionnelle, elle ne connaissait absolument pas les autres employés. Sauf un, qu'elle avait repéré parce qu'il était toujours là, et dont la grande fierté était de connaître les codes des produits les plus rares, ceux qui n'étaient d'aucune utilité de façon générale, puisque les gens ne les achetaient jamais, et que, quand ils les achetaient, en général, ils passaient tout de suite à cette petite machine rouge dont le bip-bip rythmait les journées des travailleurs du supermarché. Lorsqu'elle était née, la machine à lumière rouge n'existait pas, et il lui arrivait de se souvenir, à travers les yeux d'une enfant de trois ou quatre ans, des visites au MaxiMarché de sa petite province natale où tous les codes étaient tapés à la main un par un. Heureusement pour elle, qui était incapable de retenir les nombres les plus simples, cette époque était révolue.

Les produits s'enchaînaient, les clients avec, les sourires automatiques. Elle s'adressait à eux de cette arrière-voix qu'elle avait autrefois lorsqu'elle répondait aux questions de ses profs, dépourvue de toute profondeur, de toute personnalité, même, juste guillerette et polie, polie aux deux sens du terme, et elle riait à leurs petites plaisanteries du rire qui accompagnait cette voix-là, pas de son vrai rire qui sortait d'elle pour se perdre dans l'air et résonner contre les murs, non, juste ce rire étouffé avant même d'avoir pu prendre son envol, et s'émouvait devant les enfants de moins de six ans, puisqu'il était toujours de bon ton de s'attendrir devant les enfants de moins de six ans, et les parents, d'ailleurs, n'en attendaient pas moins, habitués qu'ils étaient à entendre les mêmes caresses dans n'importe quels lieux publics qu'ils se rendent.

Ce fut au moment des quatre stylos bleus, du bloc de feuilles et des chewing-gums à la chlorophylle qu'elle releva les yeux, pratiquement persuadée de se trouver face à un étudiant (une étudiante aurait préféré des chewing-gums sucrés au parfum original, ou éventuellement à la fraise si vraiment l'originalité n'était pas de mise), et qu'au lieu de ça, ce furent les cheveux blonds, les joues rondes, le nez droit qu'elle aperçut. Son coeur rata un battement, et aussitôt, elle enchaîna avec un sourire particulièrement cordial, presque complice, et il répondit à ce sourire. Mais pas de façon particulièrement cordiale ou complice. Juste du sourire qu'il adressait sans doute habituellement aux caissières, le regard un peu perdu et les pensées de toute évidence ailleurs. Pas ailleurs au point de l'empêcher de la reconnaître. Non, en fait, la raison-même pour laquelle ses pensées s'étaient permises d'être ailleurs, c'était précisément parce qu'il ne l'avait pas reconnue. Elle passa donc les articles, un à un, et tenta de se signaler à lui, pas encore tout à fait vexée.

- Pas de pinceaux ou de tubes de peinture ?

- Pardon ?, demanda-t-il en lui tendant un billet de vingt euros, un vague ''pardon'', pas vraiment intéressé, juste un ''pardon'' disons poli, lui aussi.

Elle s'embrouilla, se mit à rougir, affreusement gênée.

- Non, je disais, non mais c'est stupide mais c'était juste, enfin, par rapport à votre père, vous savez, vous auriez pu acheter des pinceaux, des tubes de peinture, une palette, enfin je ne sais pas, non mais c'était juste pour rire, je veux dire, je me doute qu'il fait ses courses lui-même, c'est...

Mais pourquoi s'embêtait-elle à parler ? Il était évident qu'il n'écoutait absolument pas, il ne faisait même pas attention à la façon dont elle bafouillait, parce que peut-être qu'en y prêtant attention, il aurait fait le rapprochement, mais il avait sans doute d'autres chats à fouetter, après tout.

- Ah, vous connaissez mon père ?

Ses yeux n'avaient vraiment rien d'exceptionnel, constata-t-elle avec une sorte de déception, maintenant qu'il la regardait vraiment. Ils étaient juste là, bleus comme on pouvait s'y attendre au vu de sa tignasse claire, mais même pas un bleu joli ou rêveur, ou original, juste un bleu sombre comme les représentants du sexe masculin en avaient le secret, ce sombre qui empêchait même de déterminer la couleur que l'adjectif caractérisait si on ne les regardait pas particulièrement. Du coup, elle arrêta de s'embrouiller, et devint beaucoup plus simple, presque sèche.

- Plus ou moins. Vous savez, je vais le voir travailler dans les musées, de temps en temps. C'est là qu'on s'y est vus, l'autre jour.

Enfin. Un éclair de compréhension, de reconnaissance, de souvenir. Mais ça n'avait plus aucun charme. Elle aurait voulu l'avoir marqué, elle aurait voulu que lui aussi ait passé ses journées à se demander, en arpentant les dédales de tableaux, s'il allait ou non la voir, elle ne demandait pas à ce qu'il ait vécu un parfait coup de foudre, elle n'attendait pas qu'il se soit dit avec la même intensité qu'elle-même, après la première fois, qu'il était amoureux, non, ça ne lui aurait pas été, de toutes façons, il était trop posé, trop mature, trop âgé, disons-le, pour ce genre de bêtises, mais elle ne pensait pas qu'il avait été trop espérer qu'il soit capable de remettre son visage lorsqu'il la rencontrait.

- Ah, oui, bien sûr, vous êtes la fille du musée ! Je suis désolé (mais il n'était pas vraiment désolé, ça se voyait, pas comme elle aurait voulu qu'il le soit), c'est à dire que si je vous avais croisée à nouveau entourée de peintures en tout genre, ça m'aurait sûrement sauté aux yeux, mais là...

- Oui, je comprends, je n'étais pas tout à fait sûre que ce soit vous, d'ailleurs, mentit-elle en retrouvant son sourire de caissière.

Ils échangèrent un rire gêné. Elle aurait voulu lui demander s'il habitait dans le coin, puisqu'il faisait ses courses ici, mais elle n'osa pas, pas après cette introduction maladroite, et puis ce n'était pas vraiment des courses, de toutes façons, s'il avait acheté de vrais aliments, ça l'aurait déjà beaucoup plus mise sur la voie, mais évidemment, avec des stylos, du papier et des chewing-gums, on n'allait pas loin. Il rangea le tout dans un sac plastique usé qu'il avait amené avec lui, avant de conclure :

- Bon, eh bien, je suppose que nous nous reverrons, je dois toujours vous présenter, tous les deux, euh...

- Lola, le renseigna-t-elle.

- Enchanté. (son ton avait une légère pointe d'ironie, cette ironie que toute personne normalement constituée adopte au moment d'utiliser une expression aussi guindée que ''enchanté'').

- Et vous ?, demanda-t-elle lorsqu'elle réalisa qu'il n'avait absolument pas la moindre intention d'enchaîner sur son propre prénom.

- Ah, oui. Marc, finit-il par lâcher rapidement après une pause.

Il n'eurent même pas le loisir de vraiment enchaîner sur des ''au revoirs'', puisque les clients suivants commençaient à s'impatienter, et qu'elle fut donc obligée de lui adresser un dernier sourire retenu, avant de passer à la machine à lumière rouge le pot de Nutella, les barquettes de LU, les deux bouteilles de Ice Tea, les bonbons à la gélatine, les chips et le pack de bières qui suivaient.

Ce ne fut qu'à l'heure de sa pause qu'elle put pleinement réfléchir à ce qu'elle venait de vivre. Bien sûr, elle aurait pu se dire qu'elle s'était trompée et que ça ne valait vraiment pas le coup de s'attacher à une personne qui avait été incapable de la reconnaître, mais, d'un autre côté, elle n'avouait jamais facilement, même à elle-même, qu'elle avait eu tort, d'autant plus que, en-dehors du fait qu'il lui avait fallu un bon demi-siècle pour se souvenir d'elle, elle l'avait trouvé plutôt sympathique, elle ne pouvait pas franchement lui en vouloir, il était normal qu'il ait une vie, après tout, un peu plus remplie que la sienne, où les inconnus croisés dans les musées se mettaient à envahir toutes ses rêveries. Il n'empêchait que son prénom, il n'avait franchement rien de transcendant. Juste banal et un peu trop âgé pour elle, mais ça, encore, elle le savait, ça se voyait, et c'était en partie pour ça qu'il lui avait plu. Elle soupira en s'adossant contre le mur du magasin près duquel les autres employés fumaient habituellement leur cigarette.

Mais elle fumait rarement pendant la journée, lorsqu'elle n'était pas chez elle. Et puis, elle était occupée à se repasser le moindre de ses mouvements de sourcils en boucle dans sa tête, et à les analyser avec autant de précision que possible. Cette entrevue lui avait fait plaisir, d'un côté. De l'autre, il fallait avouer qu'elle se sentait soudain inutile, comme si ce sur quoi elle s'était concentrée pendant toutes ces semaines n'avait en fait été qu'une illusion qu'elle s'était plu à entretenir. La vérité, c'était qu'elle se sentait affreusement mal. Alors, elle sortit son téléphone, et hésita un moment entre le B et le H de son répertoire, et elle choisit le H.

- Ca va ?, demanda-t-il en décrochant à la première sonnerie, et ce simple fait lui fit chaud au coeur.

- Ouais, ouais, ça va, répondit-elle avec un sourire dans la voix, oubliant soudain qu'elle avait eu l'intention de lui dire que ça n'allait pas du tout, et de lui raconter toute l'histoire de long en large, et de s'étaler sur ses sentiments en tentant d'être le plus proche possible de la réalité.

- Ben tant mieux. Dis-moi, Lola, je comptais justement t'appeler. En fait, je vais partir.

- Partir ? Partir où ?, demanda-t-elle, parce que si la réponse avait été ''à la poste'', il n'aurait sans doute pas mis autant de solennité à le lui annoncer.

- A Jérusalem.

Elle s'étouffa dans son rire, avant de le laisser se répandre vraiment, un vrai rire, pour une fois, pas un rire de caissière, ce grand rire dont elle avait le secret, à la fois tellement franc, un peu trop, peut-être, et qui avait ce don de vous mettre un peu mal à l'aise, si vous ne l'aviez pas encore apprivoisé. Mais lui, il le connaissait, ce rire, depuis le temps, alors il se contenta de s'y joindre, mais en sourdine, en ricanement, juste pour occuper le combiné de son côté en attendant qu'elle se calme.

- C'est un pèlerinage ?, demanda-t-elle, tu as retrouvé la foi ?

- Arrête, se défendit-il de ses taquineries. Mais, ouais, c'est un peu ça. En fait, je pars à la recherche du trésor des Templiers.

Le rire de plus belle, et celui-ci avait vraiment du mal à s'arrêter, on y sentait les larmes qui se mêlaient aux hoquets, et qui se calmait petit à petit avant de reprendre toute son ampleur première.

- Non, attends Hugo, tu es sérieux ?, demanda-t-elle, ne parvenant de toute évidence pas à reprendre le sien, de sérieux.

- Si je te le dis.

A son ton en effet sérieux, pas grave, non, juste sérieux, elle essaya de contenir les hoquets qui la secouaient encore.

- Ben, et la fac ?

- Oh, la fac... J'aurais le temps d'y retourner, tu sais. En plus, là, je vais rater mon master, de toutes façons, alors...

- Si tu le dis... Et on va se revoir avant le grand départ, au moins ?

- Ben, si tu passes ici, y a des chances qu'on se revoit, oui.

- Okay, ben je verrai si je passe, alors, lâcha-t-elle dans un reste de rire avant de raccrocher, puisque sa pause était terminée.

Elle avait complètement oublié l'épisode Marc lorsqu'elle retourna à sa caisse. Ce que Benjamin ne comprenait pas, c'était qu'Hugo avait sa manière à lui d'être là quand elle se sentait mal. Ils n'avaient pas besoin de parler de sa vie et de ses émotions pendant des heures. Hugo se contentait d'être lui, dans son égoïsme pur, et ça suffisait à lui remonter le moral.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyMer 25 Fév - 11:23:51

Scène 9

Elle frappa trois coups à la porte de bois, sa bague rebondissant contre la paroi juste après ses phalanges, faisant plus de bruit que ses doigts aux-mêmes, d'ailleurs, un bruit plus franc, moins mat, en tout cas. Elle n'eut pas à attendre longtemps, moins longtemps que d'habitude, en tout cas, pour qu'il lui ouvre, et lui offre ce sourire qu'elle n'avait plus connu depuis plusieurs années, lui semblait-il, plusieurs mois au moins, ce sourire qui disait, autrefois, qu'elle était la lumière qu'il avait attendu.

- J'ai cru que tu arriverais pas à temps.

- Ah bon, tu pars si tôt ?

- Dans trois jours.

Elle haussa les épaules en le dépassant pour rentrer dans l'appartement, le laissant refermer la porte derrière lui, retrouvant le studio, le canapé replié, cette fois, le coin cuisine. Elle prit place sur l'accoudoir du canapé, puisque c'était l'un des rares endroits du studio où ne traînaient pas des vêtements, des papiers, des chaussures ou des bouquins, et attendit qu'il n'ouvre son frigo pour lui proposer de l'eau gazeuse ou quelque chose dans ce goût-là. Au lieu de ça, il se dirigea vers le placard aux denrées alimentaires, comme ils avaient décidé de le surnommer peu de temps après qu'il ait emménagé.

- Gin ?, demanda-t-il, J'ai du jus d'orange, avec.

Ses lèvres s'avancèrent en une petite moue peu convaincue, le nez retroussé, les sourcils froncés.

- Oh, pas aujourd'hui, minauda-t-elle comme un chat se plaignant des caresses lorsqu'il en a trop eu.

- Pas de jus d'orange aujourd'hui ? Dis donc, tu commences fort, se moqua-t-il en posant la bouteille de gin sur la table.

- Hugo, j'ai dit non, il est quatre heures de l'après-midi, ma dernière cuite ne remonte pas à si longtemps, j'ai pas envie, c'est tout.

Son ton s'était fait à la fois plus ferme et plus pressé, légèrement énervé, alors il n'insista pas, et se rapprocha de la fenêtre, devant laquelle il resta debout un moment, observant son voisin aux cheveux longs pianoter sur son ordinateur, de l'autre côté de l'immeuble. Le silence s'installa, dans une sorte de tension dûe aux intonations qu'elle avait choisi d'adopter, et qui faisait qu'elle était obligée de garder un visage impassible, maintenant, où elle n'aurait plus été crédible du tout. Il prit son inspiration, cherchant comment formuler ce qu'il avait à dire, les yeux toujours rivés vers l'appartement en face.

- Ben oui, mais si t'es pas saoule, comment je fais pour te sauter ?

Elle lâcha un soupir exaspéré, se releva de l'accoudoir où elle était assise comme sous l'impulsion d'une décharge électrique, et se dirigea vers la porte qu'elle venait à peine de franchir, oubliant ce pourquoi elle était venue, oubliant qu'il partait pour elle-ne-savait-combien de temps, oubliant qu'il allait lui manquer, oubliant ce qu'elle s'était dit, qu'il avait le pouvoir de toujours la rendre heureuse sans rien faire pour ça, et qu'elle espérait qu'ils se connaîtraient jusqu'à la fin de la fin de leur vie, juste pour se connaître, sans autre chose, juste pour qu'ils soient ensemble. Mais bien sûr, il fallait toujours qu'il gâche tout.

- Reste.

Elle avait atteint la porte et lui aussi. Elle se retourna, et se retrouva coincée. Lui d'un côté, la porte fermée de l'autre, et pas assez d'espace entre eux pour l'ouvrir. Réalisant la position dans laquelle il la mettait, il recula de quelques pas. Une minute maladroite où ils se regardèrent, et pourquoi ne partait-elle pas, c'était quelque chose qui lui échappait, mais il y avait ces yeux verts qu'elle avait en face d'elle et qui, à travers toute la moquerie, la réflexion, le posé qu'ils reflétaient habituellement, avaient maintenant quelque chose d'autre, de la peur, peut-être ?

Il fit preuve d'une délicatesse, d'une douceur extrême lorsqu'il embrassa sa joue droite. Puis la gauche, doucement, en prenant son temps, lui laissant l'occasion de s'échapper à chaque geste, chaque mouvement qu'il opérait. Les lèvres ensuite, comme une question, la question de sa langue à laquelle elle finit par ouvrir la porte, et ils se sourirent en s'embrassant, pendant que ses bras s'enroulaient autour de sa nuque, les siens contre sa taille.

Collé à son corps nu, au-dessus d'elle, son premier réflexe fut de presser le moment où il partirait, le corps tendu, les yeux fermés. Mais ses yeux, justement, se posèrent sur elle, elle qui l'embrassait, elle qui ne demandait jamais plus, elle qui faisait toujours ce qu'il voulait, même lorsqu'elle commençait par dire non. Alors il se retint, autant qu'il le pouvait, aussi longtemps qu'il le pouvait, jusqu'à ce qu'il la sente s'agripper à lui plus fermement, jusqu'à ce que les râles graves ne retentissent contre son oreille, de plus en plus rapprochés, jusqu'au paroxysme après lequel ils se calmèrent, et alors seulement, il se permit le laisser-aller qu'il recherchait avant tout, toujours en premier, dans ses relations physiques, habituellement. Il la serra encore un moment contre lui, après ça, embrassant son front où des mèches mouillées se collaient, tandis qu'elle respirait ses épaules qu'il savait trempées et brûlantes. Il aurait souhaité qu'elle entende tout ce qu'il lui disait dans sa tête, mais bien sûr, les mots ne franchirent pas ses lèvres pour résonner dans l'air de la pièce, parce que, d'une part, ça n'aurait pas été correct de lui dire tout ça alors que ça n'aurait rien changé à leur situation, de toutes façons, et en plus, ça sonnait affreusement faux, affreusement feuilleton-pour-mamies, de ceux qui passaient en début d'après-midi et devant lesquels même le public le plus assidu finissait par s'assoupir. Alors, il se contenta de se relever doucement, sans la brusquer, pour aller enfiler un t-shirt et un boxer, pendant qu'elle retrouvait ses vêtements un à un.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyMer 25 Fév - 18:54:09

Scène 10

Elle fouilla dans le frigo pour y trouver un yaourt et s'installa sur le canapé, les jambes repliées sous ses fesses, devant la télé qui re-diffusait la Nouvelle Star, où elle souleva le couvercle de papier aluminium pour plonger sa cuillère dans le liquide blanc-rosé parsemé de morceaux mous et rouges.

- Pourquoi t'as plein de trucs à manger pour filles et que t'aimes pas ?, demanda-t-elle sans quitter l'écran des yeux, même s'il était du coup dans son dos à ranger deux ou trois affaires pour son grand voyage, et qu'elle haussait donc la voix malgré elle.

- Oh, c'est ma copine, elle ramène tout le temps plein de trucs.

Elle acquiesça et avala une deuxième cuillerée de yaourt, se rasseyant dans une position plus acceptable lorsque l'on était sur un canapé.

- Et qu'est-ce qu'elle en pense, de l'excursion à Jérusalem, ta copine ?

- Oh, elle a été un peu choquée quand je lui ai dit, c'est sûr, mais elle s'en remettra. En attendant, elle m'accompagne à l'aéroport mardi, on pourra se quitter un pleurant, ce genre de trucs.

- Ouais, je vois, peut-être même qu'elle réussira à te convaincre de ne pas partir juste avant que tu montes dans l'avion, le genre hypra-romantique.

Elle marqua une pause, le temps d'engloutir encore un peu de yaourts, avant de commencer à déblatérer à nouveau.

- Non mais je me demande comment ils font, dans les films, sans rire, enfin, tout le monde sait que la zone d'embarquement est interdite aux personnes qui n'ont pas de billet. En plus, à tous les coups, ils ont déjà enregistré leurs bagages, tu parles d'un bordel, s'il faut les décharger et tout ça... Remarque, un jour, ça m'est arrivé, qu'une personne ait enregistré ses bagages sans monter dans l'avion que je prenais, alors ils nous ont fait attendre super longtemps pour retirer la valise en question et tout. Mais j'ai pensé que voilà, au dernier moment, sa copine avait dû le retenir, et ils s'étaient embrassés devant l'avion qui décollait, c'était vachement chou.

- Ca ou un dangereux terroriste avait juste prévu de tous vous faire péter à coups de bombe.

- Pff, t'es nul.

La fin de leur discussion coïncidait avec le début des publicités, moment qu'elle choisit pour se relever et fouiller le vingt mètres carrés en quête de l'endroit où elle avait pu laisser son sac, en entrant, qu'elle trouva finalement à côté de la porte, rien de plus logique. Elle en sortit l'album à la couverture cartonnée qu'elle avait amené, se réjouissant déjà de la surprise qu'elle préparait, et le lui tendit dans un 'tadam' retentissant. Il s'empara du livre et, dans un réflexe, en vérifia d'abord les coins, avant-même de s'attarder sur la couverture pour en découvrir l'image, le titre, le nom de l'auteur. Heureusement, le fait qu'elle l'ait transporté n'avait pas altéré son parfait état.

- Il sort officiellement la semaine prochaine, mais je voulais que tu l'aies pour partir, expliqua-t-elle tandis qu'il déchiffrait son nom sur la couverture, et reconnaissait sa façon de dessiner. En fait, c'est pas vraiment nouveau, ça réunit seulement les planches de BD que j'ai fait pendant les six premiers mois, pour le magazine. Et il y en a déjà un deuxième en préparation.

- Ben c'est super !, s'exclama-t-il de son ton calme, mais accentué par son sourire, plus présent dans ses yeux que sur ses lèvres, et dont elle aimait deviner qu'il cachait un 'je suis fier de toi'. Je le lirai dans l'avion.

Il le posa bien en vue sur la table de la cuisine, avant de repartir dans sa valise, hésitant sur une chemise un peu trop voyante, avec des carreaux, dont elle s'était moquée la première fois qu'il l'avait mise, mais avec laquelle, au fond, elle adorait le voir. C'était toujours dans ses vêtements les plus ridicules qu'elle le préférait, pas par plaisir de le voir habillé de façon grotesque, juste parce qu'elle avait l'impression qu'ainsi, il était sans doute plus difficile de tomber sous son charme à la première seconde, de lui découvrir toutes les qualités qu'il avait. Elle aimait être la seule à les voir, ces qualités, comme si cette capacité lui donnait une certaine supériorité.

- Tiens, tu me le dédicaces ?, demanda-t-il, il doit y avoir une trousse quelque part sur la table ou dans le sac à dos, là.

Elle fouilla un moment dans le sac qu'il lui désignait pour finir par y trouver un crayon de papier mal taillé et un feutre noir assez fin. Eh bien, il faudrait que ça aille. Elle ouvrit avec une certaine émotion le carton dur, trouva la page de garde, totalement vide, y approcha la pointe charbonnée du crayon.

- Tu veux qui ?

- Nous.

Elle commença les quelques proportions, ne sachant exactement dans quelle position les dessiner. Finalement, elle les représenta en tailleurs par terre, dans l'herbe, lui levant son visage, les yeux fermés, vers le soleil, elle penchée sur un petit carnet, en train de dessiner quelque chose, de toute évidence. Elle le sentit se pencher par-dessus son épaule pour observer la scène.

- C'est la dernière fois que je t'ai dessiné quelque chose, commenta-t-elle.

Son souffle se perdait dans son cou, cette dose d'air expirée par le nez pour simuler un rire, plus proche du ricanement, d'ailleurs.

- J'étais en première et toi en terminale. C'était la fin de l'année, et on croyait qu'on ne se reverrait plus jamais, alors tu m'as tendu ton agenda et tu m'as dit de te faire un dessin. Je t'ai fait une Alice qui enroulait une de ses couettes sur son doigt, et elle demandait ''Monsieur Lapin ?'', et tu m'as dit que ça avait quelque chose de pervers et j'ai fait semblant de ne pas comprendre.

Elle continuait à dessiner, rapidement, formant des cheveux, des yeux, des expressions, des plis de vêtements d'un simple trait.

- Tu avais les cheveux longs, à l'époque, et j'avais des lunettes, fit-il remarquer.

- Oh, ça fait rien, ça, répondit-elle, sans la moindre intention de rajouter quoique ce soit à ce qu'elle avait fait.

Le silence régna un moment, pendant qu'elle admirait ce qu'elle avait fait au crayon de papier, avant de déboucher le feutre qu'elle avait à la main.

- C'est vrai ça, on croyait qu'on allait plus se revoir, approuva-t-il après un temps. Comment ça se fait qu'on s'est revus ?

- Tu te rappelles pas ? C'était le même jour, tu m'as dit que tu avais le permis, et alors dans mon esprit, ça faisait vachement grand garçon, ça, parce qu'aucun de mes autres amis n'avait encore le permis, alors je t'ai supplié de m'emmener faire un tour pendant les vacances, et je t'ai donné mon numéro et tu m'as appelé plus d'un mois après, j'avais un peu perdu tout espoir, mais bon.

- Ah, moi et les délais... Ah mais oui, tu étais chez une de tes copines quand je t'ai appelée et elles arrêtaient pas de glousser derrière.

- Ah ben, le grand Hugo Matrat me téléphonait, c'était quand même pas rien. T'étais un peu l'inatteignable, tu sais, à l'époque, le silencieux, pas forcément incroyablement beau, mais tu avais cette espèce de confiance en toi qui te rendait sexy, tu sais, beaucoup de filles avaient peur ne serait-ce que de t'adresser la parole.

- Tant que ça ? Et pourquoi tu m'as parlé, toi ?

- C'est toi qui m'as parlé. On était en salle d'étude, chacun à une table, et tu es venu vers moi et tu m'as demandé (ils se joignit à elle pour déclamer la réplique qu'ils connaissaient tous les deux par coeur et qui était devenue mythique à force d'être répétée) : ''Vous auriez une feuille, Mademoiselle, s'il vous plait, j'ai bien peur d'être à court.''

Ils éclatèrent de rire à ce souvenir qui n'en était plus un, ou plutôt qui n'était plus que ça, un souvenir, tellement repassé et poli qu'aucun des deux ne se souvenait vraiment des couleurs, des sensations de ce jour-là, ils se souvenaient uniquement du souvenir qu'ils en avaient. Il ébouriffa ses cheveux d'une main pendant qu'elle prenait sa petite voix de Caliméro :

- Mais arrête de te moquer de moi.

- Je me moque pas de toi, c'est mignon, cette manière que tu as de te rappeler des moindres détails, comme ça. Un peu flippant, parfois, mais mignon.

Ils se turent encore, elle continuait à repasser les traits du dessin qu'elle avait fait pour qu'il présente un peu mieux, au feutre, lui observant à travers la fenêtre la chambre maintenant vide en face de lui. Le type aux cheveux longs était parti, apparemment. Tous les deux perdus dans leurs souvenirs ensemble, leurs souvenirs de lycéens, et puis leurs souvenirs d'après.

- Tu as revu Baptiste, depuis ?

Elle se ferma soudain, et il sut qu'il avait évoqué ce qu'il ne fallait pas évoquer, toujours pas. Le regard dur, le corps tendu, la voix sèche.

- Pourquoi je l'aurais revu ?

- Je sais pas, vous auriez pu vous croiser. Ca arrive, de croiser les gens, même quand on veut pas.

- Ben non, on s'est pas croisés.

Ses yeux ne bougeaient plus, sur le dessin qu'elle avait terminé, et elle traça sa signature rageusement, partant dans un grand trait qu'elle n'avait pas voulu. Il lui enserra les épaules, essayant de la calmer doucement, appuyant le poids de son corps qu'il voulait rassurant contre elle.

- Tu sais, je crois que si tu en parles jamais, ça passera jamais vraiment.

- Mais j'en ai parlé. Je t'en ai parlé, non ? Tu t'en souviens comme moi, lâcha-t-elle avec hargne, presque un aboiement.

Il adopta une voix blanche pour répondre, ne desserrant pas la poigne avec laquelle il la gardait contre lui, mais choisissant d'observer le mur en face de lui, plutôt que de la regarder différemment.

- Une fois, oui. C'était la première fois qu'on se parlait vraiment de nous, ça faisait déjà des mois qu'on se connaissait, c'était la première fois que tu es venue ici, après que j'ai emménagé. On a bu, beaucoup trop, et je t'ai parlé de mes problèmes avec ma copine, et tu as commencé à parler de Baptiste. C'était drôle, parce que ce type, il n'avait jamais vraiment attiré mon attention, quand on était au lycée, mais toi, tu lui accordais tellement d'importance, on aurait dit que tout le monde avait été à ses pieds, à l'époque. Et tu n'en parlais pas vraiment, enfin, tu parlais de lui, mais pas de toi par rapport à lui, et finalement, tu t'es mise à pleurer et à crier, je t'avais jamais vue comme ça et je savais pas quoi faire, tu t'es couchée sur le sol et tu as dit que tu voulais mourir et tu m'as demandé de te tuer.

- Non, t'exagères, là, protesta-t-elle dans un rire gêné, essayant de prendre des distances vis-à-vis de la loque qu'elle avait pu être à l'époque, bien pire que maintenant, bien pire que l'autre jour chez Chiara avec Benjamin, parce qu'elle était tellement passionnée, à ce moment-là, tellement malsaine, même, il fallait l'avouer.

- Je t'assure que tu l'as fait, et plusieurs fois, et on n'était pas encore très proches, j'osais pas, je savais pas comment te calmer, et tu sais, on avait mis Les Poupées Russes en DVD, même si on le regardait pas, mais c'est juste à ce moment-là, ça m'a presque choqué, parce que Romain Duris disait, et ça emplissait tout l'appartement, puisqu'il n'y avait que tes sanglots pour le couvrir : ''Là, je découvrais que j'étais pas le seul à pas y arriver. Wendy c'est une fille bien, elle avait dû être super amoureuse de ce mec-là pour être dans cet état-là. Comment elle avait pu faire pour se retrouver avec un mec pareil ? Comment on fait, en alignant que des moments sincères les uns après les autres, pour se retrouver dans cet état-là ? Qui peut vouloir ça ?''. C'était tellement frappant, cette coïncidence, j'ai appris la réplique par coeur, parce que c'était exactement ça, tu vois.

- Pourquoi tu me racontes ça ?, l'interrompit-elle.

- Pour que tu te rendes compte. Je veux dire, regarde, à l'époque, l'évocation de Baptiste réveillait des tendances suicidaires, chez toi. Maintenant, tu te contentes de te mettre un peu en colère et de dire que tu veux pas en parler. Il aura fallu du temps, combien, quatre, cinq ans ? Mais bon, ça a fini par arriver, tu vois. Tu vas franchement mieux.

- Ben heureusement, oui, j'ai grandi un peu, se moqua-t-elle en riant malgré elle.

Ils se séparèrent sans se regarder, il retourna à ses valises, elle poussa un peu l'album qu'elle venait de terminer pour qu'il sèche à l'air libre, plutôt que de risquer de mettre du feutre partout. Elle se leva de sa chaise, s'étira, attirée, comme toujours, par la fenêtre qui n'attendait qu'elle pour lui offrir ses observations de rue et d'appartements opposés. Elle n'aurait jamais cru que penser à Baptiste pourrait un jour la faire sourire de cette façon, presque fière d'elle, pour se dire qu'elle s'en était sortie, et qu'elle pouvait être contente d'elle, pour ça.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyLun 2 Mar - 14:06:52

Scène 11

Dans la vitre de la porte vitrée, elle se trouva... non, pas affreusement laide, mais disons pas super. Son nez ressortait trop, ses imperfections dermatologiques aussi, ses cheveux, au lieu de lui donner l'énergie dont ils l'entouraient habituellement, faisaient juste ressortir son visage aux contours trop francs, pas assez fins à son goût. Elle appuya quand même sur le bouton de l'interphone, puisque se trouver laide dans une porte vitrée ne l'avait jamais empêchée d'aller nulle part, heureusement, lui pinçant juste un peu le coeur, comme un regret, parce qu'elle aurait pu être mieux. Elle lâcha un ''bouh'' sonore en réponse au ''oui ?'' interrogateur qui perçait à travers la machine, et la porte s'ouvrit presque aussitôt. Elle trouva son chemin parmi les étages, et arriva finalement à la porte voulue, à laquelle elle frappa trois coups, dédaignant la sonnette à sa gauche, sa bague doublant le nombre d'entre chocs entre ses doigts et la porte.

L'appartement de Victoire était toujours incroyablement bien rangé, à tel point que ça avait quelque chose d'on-ne-savait quoi embarrassant. D'autant plus que ça ne manquait jamais, à peine aviez-vous franchi le seuil de la porte que votre hôte, en vous débarrassant de votre veste et en la repliant soigneusement sur son lit, se confondait déjà en excuses :

- Je suis désolée, j'ai pas vraiment eu le temps de faire le ménage, c'est le bordel partout...

La brunette haussa un sourcil. Le bordel ? Ah oui, il manquait un millimètre ou deux pour que le livre posé sur la table soit aligné parfaitement parallèlement avec le magazine qui le soutenait. Elle soupira, repensant aux planches de bandes dessinées pas finies, brouillonnées, ratées qui encombraient son bureau, aux crayons qui traînaient par terre, au couteau qui était resté sur sa table de cuisine, parce qu'elle avait eu la flemme de faire la vaisselle, aux quelques bris de céréales qui donnaient du relief à son parquet terne. Mais les gens n'avaient-ils rien de mieux à faire que le ménage, quand ils étaient chez eux ? D'accord, elle non plus n'avait pas grand chose à faire, mais elle aimait parfois juste s'étendre sur son lit, et envoyer des ronds de fumée au plafond, les observant se perdre en un brouillard gris avant de totalement disparaître, et laisser place aux fissures blanches des vieux appartements, qui, depuis quatre ans qu'elle y vivait, lui réservaient pourtant parfois encore des surprises dans leur inclinaison ou leur longueur. Elle aurait pu dire que, perdue dans ces nuages artificiels et toxiques, elle réfléchissait à des questions philosophiques concernant le sens profond de la vie, mais, la plupart du temps, ça n'était même pas ça. Elle aimait juste se retrouver à ne rien faire qu'à laisser ses yeux aller d'une crevasse à l'autre, écouter les voitures qui passaient à travers la fenêtre pourtant à double épaisseur, et les talons des voisines qui parcouraient le couloir.

Elle avança donc dans le studio qui s'ouvrait à elle, sans commentaire, et y rejoignit Chiara, Violette et Malvina, adressant un coucou général à tout le monde avant de s'asseoir sur un côté du lit, en tailleur, avant que Victoire ne les rejoigne avec un verre de jus de goyave qu'elle tendit à la nouvelle venue avec un sourire, chacune des autres étant déjà servi.

- Ah ben, elle arrive en retard, elle prend la moitié du lit avec ses grandes jambes, franchement, je t'invite pas chez moi pour ça !, s'exclama Victoire, et la bande de filles entière se mit à ricaner tandis que la brune modifiait stratégiquement sa position, pour s'asseoir sur le lit comme sur une chaise plutôt que comme elle se serait assise sur le sol.

- Alors, vous parliez de quoi ?, demanda-t-elle.

Ce n'était pas un réel intérêt, c'était juste ce silence qui avait suivi le rire, où elles s'étaient toutes regardées, regardées de cet air de dire ''bon''. Ce silence maladroit dans les moments où l'on ne se connaît pas encore, ou bien dans ceux où l'on ne se connaît plus. La réponse était aussi conventionnelle que la question, il fallait évidemment commencer par un espèce de ''pff'' très vague, quelque chose qui englobait toutes les possibilités de sujets de conversation, et aussi un certain oubli, et renforçait à la fois le manque d'intérêt qu'on y avait mis, dans ces conversations, comme si, sans celle qui ne les avait pas suivies, rien ne pouvait s'avérer passionnant, de toute façon.

Ensuite, soit on répondait franchement à la question, soit on choisissait de continuer dans la veine du premier ''pff'' en enchaînant avec les mots ''de rien de spécial'', et enfin, la troisième possibilité résidait dans l'ironie dont elles avaient toutes le secret :

- C'est nul que tu sois arrivée, on était en train de lister tes défauts et de répandre des calomnies sur toi, lâcha Violette.

De nouveau, une vague de gros rires gras, enfin bien sûr, pas des rires gras d'hommes ayant trop bu, juste des rires gras de filles libérées se retrouvant entre filles, se débarrassant de leurs futilités et de leurs élégances habituelles, comme pour se montrer entre elles qu'elles n'en avaient rien à faire, de la superficialité que l'on exigeait d'elles au-dehors, comme si elles ne se voyaient pas agir à l'approche de garçons, devenant soudain plus dignes, plus droites, moins expansives, plus morales. Ce n'était pas non plus des rires francs et réellement amusés, ce qu'elles pouvaient adopter sans arrière-pensée, en toute honnêteté, juste le réflexe du rire, non, c'était un rire qui savait qu'il fallait rire, un rire irréfléchi, juste une habitude de rire de masse, parce que si l'on ne riait pas, on passerait pour la rabat-joie du groupe, même si aucune ne trouvait ça franchement désopilant.

- Nan, mais au lieu de dire des bêtises comme ça, je vais vous dire, en vrai, je te trouve resplendissante, Lola.

Lola haussa les épaules, et partit dans un autre rire, le pseudo-rire gêné, avec un ''merci, merci'', en se passant la main dans les mèches courtes de ses cheveux qui commençaient à être un peu sales, sur la nuque, faussement prétentieux, quoiqu'un peu vraiment quand même, et un nouveau rire de masse répondit à ce geste.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyLun 2 Mar - 18:21:41

Scène 12

Ce serait plus tard, bien plus tard, des semaines, des mois, pas des années, non, mais très longtemps après. Ce serait lui qui lui poserait la question :

- C'est drôle, vous dites toujours que vous avez fait ceci ou cela avec telle ou telle fille. Vous ne parlez pratiquement jamais de ce que vous faites avec Hugo et Benjamin, ou quand vous le faites, c'est avec une sorte de respect immense, comme si avec eux, ça comptait vraiment, alors que les activités que vous pouvez entreprendre avec les filles dont je parlais ne seraient que des moyens de passer le temps. Et puis, vous dites souvent que vous les aimez, que vous les adorez, que sais-je encore, Hugo et Benjamin, et vous ne parlez jamais de filles de la même façon.

Elle se mordillerait la lèvre inférieure dans un demi-sourire, baisserait la tête, une jambe assise correctement sur sa chaise et l'autre pied au niveau de ses fesses, elle prendrait le temps de réfléchir à comment formuler sa réponse, et puis elle le lui dirait :

- Parce que je n'aime ni n'adore réellement aucune fille. Et je ne pense pas que ça puisse arriver dans le futur. Quantitativement, j'ai beaucoup plus d'amies filles, si vous voulez, mais qualitativement... Pff, comment dire ? Vous ne pouvez aimer, vous ne pouvez adorer comme j'aime Hugo ou Benjamin, par exemple (elle aurait pensé ''ou vous'', mais il aurait été encore trop tôt pour le lui avouer franchement) que si vous pouvez avoir confiance en la personne en question. Et je crois fermement qu'une fille ne pourra jamais avoir pleinement confiance en une autre fille, et si jamais ça arrive, eh bien il faudra qu'elle se prépare à souffrir. Il y a un nombre incroyable de personnes qui ne croient pas qu'une amitié entre un homme et une femme soit possible. Moi, je ne crois pas que l'amitié entre deux femmes soit possible. De la camaraderie, de l'appréciation mutuelle, du temps passé ensemble, oui, mais jamais une sincérité aussi forte qu'avec un homme. Parce que beaucoup de personnes semblent considérer que ce qui nuirait à l'amitié serait une sorte de désir, ou même d'amour inavoué, entre un homme et une femme, par exemple. Je serais plus d'avis que c'est ce qui entretient l'amitié, justement, mais passons. Moi, je considère en tout cas que ça ne nuit pas. Ce qui nuit, c'est la jalousie, les coups bas, ce genre de choses. Et entre deux femmes, vous ne pouvez pas empêcher que ça arrive, même pour celles qui vous paraissent les plus proches. Parce que deux femmes se sentent toujours en compétition, quoiqu'il arrive, alors qu'on ne se sent pas forcément en compétition avec les hommes, en-dehors du milieu purement professionnel. Les femmes s'envoient en permanence des piques qui se veulent fausses mais qu'elles pensent toutes : parce que l'une a un copain et pas l'autre, l'une a de l'argent et pas l'autre, l'une a des bonnes notes et pas l'autre, et elles éclatent de rire tout en sachant très bien que leurs conversations sont pleines de messages cachés et blessants. Elles n'ont aucun respect pour les confidences, et tout ce qu'une fille leur a confié un jour se retrouvera ressorti plus tard à d'autres, sur le ton de la moquerie ou du sérieux, toujours pour se mettre en valeur, selon les cas pour passer pour la bonne copine compatissante, ou bien pour montrer à quel point leur vie est mieux réussie que celle de l'autre, ou encore, lorsqu'elles se sont disputées, pour vraiment et ouvertement lapider leur ancienne copine aux yeux du reste du monde. Les femmes trouvent toujours leurs amies magnifiques, tout en espérant qu'on leur dise qu'elles le sont plus qu'elles, et les filles qu'elles n'aiment pas affreusement laides. Et si l'on suit cette logique, si une fille qu'elle n'aimait pas devient tout à coup leur amie, elle est comme touchée par la grâce divine et adopte une beauté nouvelle, et inversement lorsque l'une de leurs camarades se dispute avec elles. Et le pire dans tout ça, c'est que, si elles se rendent compte de toutes ces horreurs, ce n'est qu'inconsciemment, et qu'elles se croient tout à fait honnêtes et appréciables. Elles font tout ça en toute bonne foi.

- Eh bien, il l'interromprait alors, voilà un tableau parfaitement déprimant et parfaitement stéréotypé.

- Et pourtant parfaitement juste. Mais je ne vais pas m'étendre plus longtemps là-dessus. Les femmes ne sont pas des êtres du péché abominablement démoniaques, contrairement à ce que laisserait penser tout ce que je viens de dire. Elles ne sont juste pas faites pour être ensemble. Mais une femme, quand elle est avec un homme, change du tout au tout. Ce n'est pas de l'hypocrisie, ce n'est pas calculé, c'est juste qu'elles sont tout de suite plus à l'aise. Avec des hommes, elles peuvent devenir sincères, parce qu'il y a peu de chances qu'ils se servent de leurs défauts pour les traîner au pilori. Et la sincérité, c'est plus ou moins la confiance, et on revient à ce que je disais au départ. Bon, vous allez me traiter de misogyne, s'il est possible d'être une femme misogyne, mais après tout, je dis ça parce que j'ai un point de vue interne. Si j'étais un homme, j'aurais peut-être une opinion toute aussi pointue sur les rapports des hommes quand ils sont entre eux, et ça ne serait peut-être pas beaucoup plus joyeux. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Il se pencherait sur sa chaise, en face d'elle, les avant-bras sur les cuisses, et elle se mettrait dans la même position, comme un miroir exact, leurs visages s'observant dans des demi-sourires.

- Vous venez de faire preuve de ce que vous appelez de la sincérité, là, n'est-ce pas ?

- Bien sûr.

- Donc, vous avez confiance en moi ?

- Bien sûr.

- Et vous n'avez pas peur du désir inavoué ?

- Non.

Alors leurs sourires s'agrandiraient, dans un même mouvement, ils se pencheraient, et, pour la première fois, ils s'embrasseraient, doucement, sans passion, juste comme ils auraient mangé des fraises, en savourant la fraîche innocence rouge et sucrée qu'ils s'offraient l'un à l'autre, sans que leurs expériences respectives ne viennent gâcher cette impression, car, après tout, les fraises reviennent à chaque printemps, et pourtant jamais le souvenir du printemps précédent ne rend amère la découverte du fruit naissant.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyMar 3 Mar - 9:23:49

Scène 13

Estelle était apparue une fois dans ses épisodes mensuels, et elle décida de la ressortir du placard de ses pensées. Le mois d'avril basculant dans sa deuxième quinzaine annonçait qu'il était temps pour elle de se remettre au travail. Elle avait toujours l'impression de commencer au dernier moment, pourtant, elle savait très bien que si elle avait voulu faire quelque chose d'exceptionnellement correct, il aurait fallu qu'elle se bouge avant le premier appel de son éditeur lui disant qu'elle était en retard, et qu'elle fasse plus d'études et de croquis avant de passer à la réalisation finale. Mais il y avait aussi un autre côté, qui faisait que si elle s'y était prise tellement à l'avance, elle n'aurait pas réussi à boucler un scénario un peu acceptable. Ses personnages, dans l'idée qu'elle en avait, se seraient imposés à elle, elle aurait réfléchi, elle se serait mise à chercher des intrigues, des fils connecteurs, de vraies histoires solides. Et ce qui faisait l'originalité de ses bribes de vie, sa marque de fabrique, en quelque sorte, c'était justement parce qu'ils arrivaient à la dernière minute et selon ses envies. Elle se retrouvait devant sa table à dessin, et parfois même commençait les cases directement, sans prendre aucune note de ce qu'elle avait en tête au préalable. Parfois, elle jouait à se faire une page toute faite, dans laquelle elle dessinait des rectangles de différentes tailles, et dans lesquels elle se mettait au défi de placer ensuite ses personnages et leur histoire.

Qu'il n'y ait pas assez de place importait peu : il n'était pas rare que ses récits finissent au milieu de quelque chose, pas au milieu d'une phrase, bien sûr, mais disons qu'il arrivait que ça coupe une conversation, parfois seulement une petite scène. C'était ce qui faisait le charme de la chose, que ça ne raconte rien, au fond, que ça reflète au plus près, mais en l'embellissant tout de même, la vie telle qu'elle était, pour des millions de personnes, dans leur quotidien dont chacun imaginait qu'il était le centre du monde.

Sauf que là, elle bloquait. Elle ne savait plus quoi lui faire faire, à la petite Estelle, à part ses crises d'adolescence face à ses parents qui ne comprendraient jamais rien à la vie. Mais elle détestait faire ça, parce qu'elle ne voulait pas faire passer son personnage pour la dernière des pestes pseudo-rebelles et complètement immatures. D'un autre côté, elle ne voulait pas que les parents soient vus comme des ringards trop stricts dont le seul but serait d'embêter leur fille. Ainsi, il fallait donner un peu d'identité, un peu de raison à chacun, il fallait montrer les deux points de vue sans prendre partie, et elle était très forte, habituellement, pour ça. Le problème étant que souvent, lorsqu'on touchait aux relations familiales, elle n'y arrivait plus. Soit elle ne s'identifiait pas et l'histoire était bidon, soit elle s'identifiait à Estelle et ses pauvres parents avaient l'air de bourreaux totalement perdus dans le siècle qui s'ouvrait à eux.

Elle s'écarta de la table dans un mouvement, vers l'arrière, elle travaillait toujours assise en tailleur sur le sol, ou sur des coussins, ça dépendait, son plan de travail étant très bas et très incliné. Mais c'était comme ça qu'elle était bien. Elle s'écarta donc de la table, en appui sur ses paumes, les bras tendu, la tête offerte à la lumière tombant du plafond, lâchant un râle de légère fatigue, comme pour se donner du courage. Et ce fut alors qu'elle relâchait sa nuque dans un soupir que ses yeux se posèrent sur la poubelle qui débordait des emballages de plastiques qui s'entassaient depuis une ou deux semaines. Elle profita du prétexte pour se relever, épousseter un peu son jean, secouer ses membres ankylosés, et se saisir du sac de plastique noir avec une grimace, le refermant de la ficelle orange qui lui était attachée. Elle passa les premières mules qu'elle trouvait, dont elle se servait d'habitude de pantoufles, et se servit de son courage tout frais pour descendre les deux étages qui la séparaient du rez-de-chaussée et du local à poubelles. Elle passa par les boîtes aux lettres en remontant, et se saisit des trois publicités, des deux factures et de la carte postale qui encombraient la sienne, jetant immédiatement les photographies de tranches de boeuf et de produits ménager sur papier glacé dans la poubelle du hall.

Elle observa la carte postale en montant au ralenti jusqu'à son étage, déchiffrant méticuleusement les lettres serrées dont les représentants de la gent masculine avaient le secret.

Ô, dame de mes pensées,
A peine sorti de l'aéroport, me voilà à t'écrire cette carte postale, qui mettra du temps à arriver, j'en suis bien certain. Pour la peine, je m'en envoie une à moi aussi, je la retrouverai en rentrant. Enfin, celle-ci n'est sûrement pas la dernière, évidemment. Je commence ici mon long périple à la recherche de secrets séculaires,
Je te tiendrai au courant de l'avancée de ma quête,
Ton doux ami.


Elle reconnut le mur des lamentations, pris en photo sur le devant de la carte, des dizaines de pèlerins s'y pressant, de tous costumes, de toutes motivations. Et ce fut avec un sourire attendri qu'elle posa la carte en évidence sur la table à dessin, à côté des planches sur lesquelles elle était en train de travailler. Elle créa une reproduction de l'image assez réussie, y ajoutant son dessin doux, anticipant les couleurs claires qu'y mettrait la coloriste, son quelque chose d'un peu vieux-jeu, d'un peu retro. Et puis, sortie de nulle part, elle y plaça Estelle. Ce serait donc sa nouvelle aventure, c'était parfait, ça collait parfaitement à l'avant-dernière case. Sur la dernière, entourant le tout d'un timbre, d'une adresse et d'un tampon de poste, elle recopia les quelques mots qui l'avaient marquée, n'ayant encore pas appris le texte par coeur :''Chers parents, je pars à la recherche de secrets séculaires. Je vous tiendrai au courant, Estelle.'' La seconde phrase faisait en fait partie de la dernière case, écrite dans le cadre blanc qui indiquait les légendes, en haut à droite de l'image. Et dans les pages qui séparaient le début de la fin, elle créa des doutes, des inspirations, des émissions de télévision, des disputes trop fréquentes, des actes irréfléchis dont on se questionnerait sur leur utilité ensuite.

Tout ce qui pouvait pousser à partir, tout ce qui l'avait poussé à partir lui, tout ce qui pourrait éventuellement la pousser à partir elle, un jour.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyMar 3 Mar - 19:11:22

Scène 14

Après trois semaines, elle sentit ce petit pincement, cette envie de téléphoner, ce manque, puisqu'il fallait appeler les choses par leur nom. Sous prétexte de prendre le courrier, elle marcha jusqu'à son immeuble, et se rendit compte qu'elle ne pourrait rien faire sans les clés de sa boîte aux lettres, qu'il avait gardées, ou éventuellement confiées à sa copine, c'était aussi probable. Alors ses semelles de caoutchouc caressèrent l'une après l'autre les marches de pierre, franchies tant de fois qu'elles formaient toutes un creux poli en leur centre, avant de remonter vers des bords plus secs à droite et à gauche. Elle arriva à la porte de bois, posa sa main sur la poignée ronde, puis leva ses doigts repliés, sa bague brillant au peu de lumière qui filtrait à travers la petite fenêtre sale du coin de l'escalier, prête à doubler les coups de ses phalanges, puis, sans avoir frappé, elle rangea ce poing dans sa poche, et redescendit les marches en sautillant un peu, pressée et honteuse qu'on ait pu la surprendre dans une telle position, qu'elle-même ait pu se surprendre dans une telle position.

Ce fut en passant la porte du bas qu'elle aperçut Manu, à une dizaine de mètres d'elle, qui lui tournait le dos, un sac en bandoulière, les mains dans les poches, se dirigeant vers le pont sur lequel on avait vue, depuis les minuscules fenêtres qui éclairaient l'escalier en anneaux du bâtiment.

Elle, elle resta un moment sur les quais, avant de prendre le chemin du musée où elle estimait que le vieil homme devait encore se trouver. Il était possible qu'elle se trompe : depuis l'incident du supermarché, elle n'était plus retournée sur ses traces, de peur de croiser le fils et de se mettre à bafouiller bêtement. Ca ne l'empêchait pas de continuer à en rêver, qu'elle le croisait. Bien sûr, cette fois, il la reconnaîtrait immédiatement, et avouerait qu'il avait essayé de la revoir, qu'elle n'était pas venue, qu'il se désespérait.

Elle paya l'entrée, et arpenta les salles, une par une, la chaleur de la fin avril n'étant pas encore compensée par les ventilateurs et autres moyens de climatisation. Elle ôta sa veste en jean et se retrouva en t-shirt rayé vert et blanc, à déambuler sans même regarder les peintures qui l'entouraient et qu'elle s'imaginait connaître par coeur, de toutes façons. Chaque fois qu'elle apercevait un chevalet dressé, elle relâchait le rythme de ses pas en même temps que celui de sa respiration, tournait la tête, pleine d'espoir, pour s'apercevoir que ce n'était pas celui qu'elle cherchait. Si elle avait dû réfléchir un peu à ce qu'elle faisait, elle aurait pu se dire qu'après tout, observer un peintre inconnu aurait pu se faire avec ces autres avec lesquels elle n'avait jamais eu aucune expérience, et que justement, elle apprendrait à voir d'autres expressions sur leur visage, d'autres coups de pinceau sur leurs toiles. Mais elle le cherchait lui, et, ne le trouvant pas, elle sortit du musée en ayant rien fait d'autre, finalement, que de parcourir ses étendues de carrelage marbré sans même vraiment regarder autour d'elle que les gens qui y étaient entrés, et pas les oeuvres qui y étaient exposées.

En sortant, elle se sentit perdue. Elle était sur ce trottoir, devant ce grand bâtiment d'aspect ancien, elle n'y avait pas trouvé ce qu'elle y cherchait, et elle ne savait pas quoi faire ensuite. Il fallait bien avouer qu'il s'agissait là souvent de son problème de célibataire travaillant chez elle et ne faisant pas d'études : abandonnée à l'oisiveté la plupart du temps, elle finissait par errer des après-midis entiers en quête d'une activité à travers les rues de la ville, sans jamais vraiment que sa journée ne finisse par être constructive.

Elle entra dans la Fnac et en monta les deux étages, se retrouvant au rayon des bandes dessinées, où elle trouva la sienne, dans un gros tas, apparemment pas très vendue, puisque personne ne semblait vouloir s'attarder dessus. Et elle non plus, ne s'attarda pas dessus, d'ailleurs. Elle alla plutôt voir du côté des traits de Juillard, de ses personnages banaux, urbains, modernes, tellement vrais. Elle avait toujours eu les traits un peu similaires à ceux de Louise, l'héroïne du Cahier Bleu, et lorsqu'elle s'était fait couper les cheveux, c'était devenu encore plus frappant. Même si elle avait tous ces albums chez elle, elle aimait toujours revenir au magasin, s'asseoir dans un coin, et les feuilleter, image par image, étudier la façon dont il avait rendu tel mouvement, telle expression. Quand les heures passèrent, elle changea d'album, ne souhaitant pas arrêter sa paresse, son oisiveté évidente, et le plaisir qu'elle y prenait.

Lorsqu'enfin elle jugea qu'elle avait assez traîné pour la journée, elle se releva paresseusement, les fesses endolories d'être restée enfoncées trop longtemps dans la moquette rêche, elle passa au rayon des CDs pour s'offrir Abbey Road. Ce fut au croisement d'une rue qu'elle le vit, de loin, de dos, avançant parmi les piétons, une veste bizarrement coupée sur le dos. Elle ne réfléchit pas, elle courut, courut encore, heureusement, il fut arrêté par un signe indiquant aux piétons qu'ils ne devaient pas traverser, et elle le rattrapa là, pendant qu'il attendait qu'il passe au vert. Essoufflée, elle souriait à travers ses tentatives de reprendre son souffle, de cet air désolé qui savait qu'elle était ridicule, mais, à présent qu'elle était là, elle ne pouvait plus vraiment faire comme s'il ne s'était rien passé.

- Je suis la fille du musée, enfin, la fille du supermarché, s'annonça-t-elle tandis que ses fortes respirations se transformaient en accès de rires un peu gênés.

Il sourit, à la fois surpris, bizarrement attendri, avec l'air visible de se demander ce que signifiait tout ça.

- Je vous avais reconnue, fit-il après un temps, le feu étant entre temps passé au vert, puis à nouveau au rouge.

- Je sais pas, je vous ai vu, je voulais vous saluer.

Cette fois il rit franchement, et elle se joignit à son rire, un peu en sourdine, se sachant ridicule.

- Eh bien, c'est gentil. Vous allez par là aussi ?

- Euh... Non, enfin, oui, je peux passer par là aussi, d'habitude non, mais là, bon, je...

- Et si on profitait que les voitures se soient arrêtées pour traverser ?

- Bien vu, concéda-t-elle.

La route fut traversée en silence, chacun regardant droit devant lui, attendant d'être de l'autre côté pour reprendre la parole.

- Je suis désolée, c'était vraiment ridicule, fit-elle, une fois l'obstacle franchi. Je ne sais pas s'il y a beaucoup de filles qui vous courent après dans la rue, comme ça, ça doit être un peu déstabilisant.

- J'avoue que ce n'est jamais avec autant d'acharnement.

Il marqua une pause, une respiration plus forte.

- Bon. Il va falloir que j'y aille.

- Déjà ?, s'exclama-t-elle. Mais je ne sais même pas... rien... de vous.

Il y avait quelque chose qui avait pris le contrôle d'elle à ce moment précis, quelque chose qui disait ''tais-toi, tais-toi, tu en as fait suffisamment, surtout ne dis rien d'autre, ne dis rien d'autre'', et elle ne dit rien d'autre, incapable de bouger devant l'aspect mélodramatique qu'avait pris son attitude.

- Vous savez que mon père peint et vous connaissez mon prénom. Il y a des gens que je vois toutes les semaines et qui ignorent ces deux informations.

Sa lèvre inférieure s'avança, déçue, mais elle finit par approuver, résignée, prête à tourner les talons. Il soupira.

- Bon, vous êtes dans quelle fac ?, finit-il par demander.

La brillance des yeux qui reprenaient espoir, le sourire qui n'osait y croire, parce qu'il s'intéressait à elle, enfin.

- Je ne vais pas à la fac, avoua-t-elle, même si elle détestait faire cet aveu, parce qu'on avait l'impression alors qu'elle ne faisait rien de ses journées, bonne à rien qu'elle était, et si encore elle avait pu répondre que c'était faux, elle aurait été un peu soulagée, mais elle ne pouvait même pas vraiment démentir sans mentir.

- Ah. Vous voyez, celle qui est derrière les quais, là-bas ? Bon, vous savez vous y rendre ?

Elle approuva du chef, même si elle n'y était allée que très peu, juste pour suivre un cours ou deux avec Hugo, à l'occasion, lorsque, autrefois, il s'amusait à l'emmener en cours avec lui quand ils n'avaient rien d'autre à faire.

- Bureau 426, j'y suis de quatorze à seize heures, le mardi après-midi. Je pense sincèrement qu'une fois que vous aurez appris deux ou trois choses sur moi, vous serez vite déçue, mais enfin, si vous en sentez vraiment le besoin...

Il s'éloigna sans même lui dire au revoir, et elle dut fouiller dans son sac à la recherche d'un stylo pour noter les chiffres 426 dans la paume de sa main, qu'elle recopierait sur un post-it une fois rentrée chez elle. Qu'est-ce qu'elle était en train de faire, exactement ?
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyMer 4 Mar - 9:11:30

Scène 15

Le mardi suivant, le premier mardi de mai, il est important de le dire car il donnait à toute la scène un air non pas de printemps, mais d'été, même, à quatorze heures précises, elle franchissait la porte vitrée des bureaux, précédée par un homme d'une trentaine d'années, blond, qui la conduisit jusqu'à une Clio bleu marine sur le parking en face du bâtiment dont ils sortaient.

- Voilà, c'est celle-ci. Vous devez la rendre demain, avant dix heures.

- Pas de problème, répondit-elle alors qu'il lui confiait les clés dans sa main offerte en creux.

Elle lui offrit un sourire absolument charmeur derrière ses lunettes brunes, dans le plus pur style Brigitte Bardot dans les années 60, même si Brigitte Bardot n'était depuis longtemps plus une référence de beauté, et ne serait jamais une référence idéologique. Son débardeur blanc qui lui faisait un décolleté imposant et rond, plus imposant et rond qu'il ne l'était dans la réalité, d'ailleurs, un corsaire de jean qu'elle possédait depuis des années, au bas des jambes décoré d'une frise brodée dans les tons orangés, roses et jaunes, les sandalettes à talons découpées comme des mules. Elle avait sorti le grand jeu, l'effet ouvertement printanier, ses cheveux qui commençaient à s'allonger un peu, sans trop en faire, juste des épis un peu plus longs.

Elle s'installa au volant, prenant ses repères, réglant le siège. Il y avait une éternité qu'elle n'avait plus conduit, et elle avait toujours détesté le faire en ville, de toutes façons. Mais la ville, elle en serait vite sortie. Elle démarra et fit quelques tours sur le parking avant de s'estimer prête à sortir sur la route, où elle dut faire preuve d'une prudence extrême pendant les premières dizaines de minutes, avant de finalement prendre le périphérique, puis l'autoroute, et de se trouver plus à l'aise. Elle se permit d'ouvrir la vitre, et de monter le volume de la radio, souriant en constatant que Girls Just Wanna Have Fun venait de retentir à travers la machine. Bien sûr, il aurait été plus approprié qu'elle ait deux ou trois copines avec elle et qu'elles se mettent à hurler sur le refrain en se penchant à l'extérieur et en grignotant une demi-tonne de cochonneries dont le plancher du véhicule serait encombré par les emballages, mais elle était seule et sans bonbons, et, même si elle ne se mit pas à chanter, elle décida qu'il valait autant profiter de ce moment comme il était, se mettant à conduire le dos calé dans son siège, observant la route à travers ses lunettes, à perte de vue.

Les arbres et les champs verdissaient, pas de ce vert-bleu qui caractérise la fin de l'hiver, plutôt de ce vert-jaune qui vient bien après, et avant le réel jaune qui envahit tout en août. Plus elle appuyait sur la pédale de l'accélérateur de la Clio, plus le vent venait se mêler aux mèches noires qui paraissaient bizarrement plus claires, sous cet effet de lumière. A n'importe quelle autre saison, les gens qui conduisent ont toujours plus ou moins l'air de s'ennuyer, roulant seulement pour se rendre d'un endroit à un autre. Lorsque le soleil se montrait à nouveau, tout changeait soudain. La route n'était plus un ennui, mais une source de bonheur, où des vacanciers ou des amateurs de week-ends répondaient à vos sourires ouverts en miroir, et on se mettait à rouler pour rouler, comme une fin en soi, une activité plaisante que l'on s'offrait comme une douceur.

Il lui fallut près de trois heures pour arriver dans la campagne où elle voulait se rendre, et elle faillit rater la sortie mais la rattrapa au dernier moment, avant de se retrouver sur des routes serpentant moins largement entre les collines sur les pentes desquelles les vignes n'étaient pas encore prêtes, ornées de hameaux aux maisonnettes de pierres apparentes, rosées à la lumière du soleil dont on ne voyait pas encore qu'il était déclinant. Elle commençait à fatiguer, et dut faire un effort pour surveiller l'aiguille qui lui indiquait sa vitesse, ayant tendance à forcer un peu trop sur la pédale de droite. Elle observa sans ralentir, à travers ses verres teintés, la maison où elle avait grandi, et où ses parents n'étaient pas, apparemment occupés à travailler, puis l'église, et elle retrouva comme une vieille complice la vingtaine de kilomètres qui la séparaient de l'endroit où elle se rendait, les buissons autour d'elle, les près, les virages, les pentes et les descentes, les habitations qui bordaient sa route, les villages, les cafés, le goudron poussiéreux, les animaux, vaches, chèvres, cochons, poulets, comme disait la comptine. A elle, évidemment, ça ne lui avait jamais paru étrange, elle avait grandi au milieu de ça. Mais elle s'imagina en citadine accomplie, jamais sortie des méandres de la ville, et il fallait avouer qu'alors elle aurait été surprise de cette vie qui ne fourmillait pas, de cette proximité des plantes autour d'elle, pas des plantes apprivoisées que l'on trouvait en parc, de vraies plantes, de vrais arbres, qui avaient fait leur vie sans qu'on la leur explique, ils s'étaient tordus et penchés comme ils l'entendaient, s'étaient étendus vers la droite ou vers la gauche, les troncs s'étaient ornés d'une poussière dont ils avaient fait leur fierté, supportant avec bienveillance les insectes, les oiseaux, les écureuils qui avaient élu domicile en eux et qui finiraient par les détruire.

Enfin, elle se gara sur une place de terre battue, supposait-elle, à moins que l'on ne doive appeler ça du sable, fin et rose, sous les tilleuls qui, en ligne presque droite, vous menaient jusqu'à une chapelle, et, derrière elle, un cimetière âgé de plusieurs siècles dont la plupart des tombes étaient abîmées, fendues, parfois même ouvertes, car la pierre qui les composait avait fini par se dématérialiser. Bien sûr, un autre cimetière, un vrai, neuf aux pierres tombales marbrées et aux inscriptions dorées avait été construit plus loin, et celui-là ne servait plus jamais, qu'aux jeunes qui s'ennuyaient à s'y promener et à y déchiffrer noms et dates, en se menaçant de se pousser dans les trous plus ou moins béants.

Elle y fit un tour, en pèlerinage, caressant du bout des ongles la mousse familière sur les ruines, et la chaleur de la fin d'après-midi qui l'envahissait. Puis elle quitta les lieux, décidant de faire le reste du chemin à pieds, se maudissant d'avoir choisi des chaussures à talon pour parcourir les sentiers pierreux.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyMer 4 Mar - 20:18:39

Scène 16

Elle tira sur la chaîne de métal reliée à une cloche, fixée au mur près de la porte, le son se répandant dans l'air qui se rafraîchissait. Elle recula d'un pas, attendant que quelqu'un ne vienne lui ouvrir, et une femme arriva en effet, les cheveux bruns et blonds, coupés courts, mais pas de sa coupe courte ébouriffée à elle, plutôt une coupe courte en casque, une coupe courte de la cinquantaine, comme celle que sa propre mère arborait la dernière fois qu'elle l'avait vue. Elle pria intérieurement pour qu'elles ne se ressemblent pas. La perspective d'entamer une discussion totalement dénuée d'intérêt et qui pourrait durer des heures ne l'enchantait en rien. Elle savait que ça commencerait par le temps, puis les deniers faits divers passés aux informations, avec le ton approprié, s'il vous plaît, et des petits commentaires sur le côté atroce des choses, mais une émotion fausse, jamais vraiment ressentie, et puis la voisine et puis Madame Machin, et les études d'une fille qu'elle ne connaissait pas, et raconter qu'elle avait croisé telle personne au supermarché, dire qu'elle s'était ennuyée pendant la conversation, mais la refaire entièrement malgré tout. La brune dut se retenir pour ne pas soupirer bruyamment en se remémorant de tels souvenirs. Dieu qu'elle était contente d'être indépendante, quand elle y pensait. Mais non, la femme qu'elle avait en face d'elle était prof. Une prof ne pouvait pas être foncièrement banale, ennuyeuse et sans relief, décida-t-elle avant de se présenter dans un sourire.

- Bonjour, je suis Lola, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose, je suis une amie de votre fils.

L'autre arbora un air surpris mais lui sourit néanmoins, l'invitant d'un mouvement de son corps qu'elle dégagea du chemin à entrer jusque dans la cuisine aux tons jaunes et chauds.

Elle s'exécuta, appréciant les pierres rouges qui pavaient le sol, s'installant à la table de bois massif et les chaises dépareillées qui l'entouraient, ornées de galettes de tissu usées.

- Lola, bien sûr. Hugo m'a déjà parlé de vous.

- Ah, dit-elle.

Elle se sentait soudain mal à l'aise. Elle savait ce pourquoi elle était là, mais ça n'avait pas vraiment de logique, et elle n'était pas sûre que cette femme comprendrait quoique ce soit de ce qu'elle allait lui expliquer. Et puis, de quel droit, surtout, s'intéresserait-elle de si près à son fils ? Elle se doutait bien que son ami n'était pas du genre à raconter ses problèmes de coeur, de vie à ses parents, elle croyait savoir qu'ils étaient à peu près aussi proches qu'elle l'était des siens.

Il n'avait même pas dû repasser ici, avant de partir. Et soudain, ça la frappa : est-ce qu'ils étaient même au courant qu'il n'était plus en France ? Qu'il n'avait pas l'intention d'obtenir son diplôme ? Elle, est-ce qu'elle aurait prévenu les siens, si elle avait entrepris le même voyage ? La nervosité était telle qu'elle eut un réflexe assez rare chez elle : elle fouilla dans son sac et en sortir son briquet, qu'elle fit danser sur la table, le cognant contre la surface à rythme régulier. La course de ses doigts et le choc régulier et sourd la calma un peu, mais c'était à peine perceptible.

- Alors, Lola, vous êtes une grande amie à lui, n'est-ce pas ?, demanda son hôtesse en lui versant de l'eau bouillante dans une tasse devant elle, et en y plongeant un sachet de thé aux fruits rouges. Lola détestait le thé, mais elle fit un effort pour y tremper les lèvres, avec un sourire flatté.

Avait-il dit qu'elle était une grande amie ? L'avait-elle déduit toute seule ? Est-ce qu'il donnait vraiment l'impression qu'elle était une grande amie à lui ? Enfin, oui, bien sûr, elle, elle le considérait lui depuis des années comme un grand ami à elle, mais tous les deux, ils ne se disaient jamais ce genre de choses, ils ne mettaient jamais à plat ce qu'ils ressentaient, il n'y avait jamais de déclaration entre eux. Elle se sentit donc réchauffée, ce soulagement de ne pas avoir été dans le faux depuis qu'elle le connaissait, ce sentiment de réciprocité qui n'était pas une telle surprise, mais qui lui faisait plaisir.

- Oui, si on veut, finit-elle par lâcher au bout d'un moment, après une ou deux gorgées de thé avalées aussi vite que possible, en fermant les yeux.

Il y eut un silence pendant lequel la femme, d'une patience apparemment extrême, se contenta de siroter lentement, en observant les fleurs plantées en jardinière à ses fenêtres, la terre qui se desséchait, contemplant l'heure de les arroser qui approchait.

- Je..., commença la brune lorsque le silence se fit vraiment trop pesant, avant de se taire, puis de reprendre. Je voulais savoir, enfin, j'ai un projet de bande dessinée, en ce moment, et vous en faites partie. Enfin, j'aimerais au moins une scène avec vous, où l'on pourrait voir ce que vous en pensez.

- Ce que je pense de quoi ?, demanda l'autre, un sourire en coin sur les lèvres.

Lola se résigna. Elle ne savait vraiment rien. Il ne lui avait pas parlé de ses projets, il ne lui avait pas parlé de son départ, et elle croyait qu'il était tranquillement resté dans son studio, à préparer son mémoire ou toute autre chose qu'il avait à faire pour obtenir son master, d'ailleurs, elle ne savait pas ce qu'il fallait exactement, toujours était-il qu'elle le croyait en train de faire ça, et pas en train de marchander le prix d'une lampe à huile dans un quelconque bazar de Jérusalem.

- Non, rien, se résigna-t-elle.

Elle se leva, de ce sourire un peu triste et déçu mais qui sait qu'il s'agit là de la meilleure chose à faire, s'excusa pour avoir troublé l'après-midi de Madame Matrat, refit le chemin en sens inverse et redémarra la voiture. Elle n'osa pas songer à l'opinion que la mère d'Hugo devait avoir d'elle, à présent. Au loin, les ruines d'un château se découpaient, sur une colline. Elle gara la voiture en contrebas, sur le parking d'une mairie, et grimpa les quelques centaines de mètres qui la séparaient de la grisaille de ce qui avait autrefois été un monument.

A l'intérieur, l'emplacement des cheminées était encore visible, immense, et les balcon, mais aucun plancher n'avait survécu. La première fois qu'elle était venue, elle s'était tordu la cheville, et pourtant, il l'avait forcée à faire tout le tour de la propriété, bien qu'elle ait souffert le martyr. Puis ils s'étaient allongés dans l'herbe, dans une sieste de fin d'été, et elle avait fait la tête pendant tout le trajet qui la ramenait chez elle, parce qu'elle affirmait que sa cheville avait doublé de volume, et lui, pour se faire pardonner, avait mis un morceau des Beatles dans le lecteur de cassettes de la voiture de ses parents, qu'il conduisait à l'époque, et, voyant qu'elle continuait à faire la moue, il avait insisté sur des kilomètres :

- Allez, Lolita, tu peux bien chanter, tu en crèves d'envie.

Et elle avait fini par céder, elle avait braillé I'm in love with her and I feel fine dans la nuit qui les enveloppait, et il avait ri, et s'était joint à elle pour un duo dans le plus pur bien-être.

Ce soir-là, donc, des années plus tard, il ne devait pas être plus de huit heures, et elle savait qu'elle ne dormirait pas avant longtemps, mais elle s'allongea tout de même au milieu des pousses vertes et irritantes, sa veste en jean en couverture, et elle ferma les yeux, attendant que le sommeil ne vienne la journée, respirant les fleurs du soir qui libéraient leurs dernières effluves, les plus fortes, se laissant bercer par les insectes dont la mélodie envahissait les lieux.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyJeu 5 Mar - 11:05:30

Scène 17

C'était un jour où elle endurait sans trop de mal sa veste en jean sur une tunique certes légère, mais à manches longues. Le ciel était gris, la chaleur présente, mais sans conviction, et le bien-être qu'elle avait ressenti quelques jours plus tôt n'était plus de mise, pour elle comme pour tous les passants qui les entouraient. Les portes du train s'ouvrirent, et une masse informe de t-shirts à la chaire de poule ou de vestes inélégantes, comme lorsqu'on n'a pas prévu qu'on en aurait besoin, accompagnée de bagages en tout genre, sacs mous sur l'épaule et valises à roulettes qui traînaient dans un ronronnement régulier derrière leurs porteurs. Et enfin, elle apparut, la masse de cheveux bruns artificiellement éclaircis, le t-shirt rayé bleu et blanc, le jean droit, bien remonté, le blouson attaché à la taille, le sac au dos, le tout dans un souci évident de confort plutôt que d'esthétisme, et elles hurlèrent en se voyant, se sautèrent dans les bras, et elle la souleva de terre bien que la brune évalua son poids à environ une fois et demi celui de celle qui descendait du train. Bon, peut-être pas une fois et demi, mais il y avait une différence notable, en tout cas.

- Bon, les filles, interrompit Benjamin, vous pourriez éviter ce genre de crises, dans les lieux publics ?

- Oh, le rabat-joie !, répondirent-elles en choeur tandis qu'elle l'étreignait à son tour, lui faisant lui aussi quitter le sol de quelques centimètres.

- Ah !, cria-t-il, arrête, tu vas te casser le dos !

Ils riaient tous les trois.

- Ouah, mais je vous ai presque pas reconnus, constata la nouvelle arrivante, vous êtes super classes, tous les deux.

- Eh oui, que veux-tu, on a essayé de chasser le naturel pendant des années, mais il faut bien que ça revienne à un moment ou un autre.

Ils marchèrent à travers la ville, passant sous des ponts desquels ils se collaient aux parois, le trottoir étant à peine assez grand pour la largeur de leurs pieds, essayant au maximum de ne pas se faire faucher par une voiture, hurlant chaque fois que l'une d'elle passait un peu trop près de leurs corps apeurés, avant de rejoindre l'immeuble où vivait Benjamin avec ses deux colocataires, autant dire un appartement immense, avec, ô inimaginable, plusieurs pièces séparées.

Ils se réunirent autour de la table de la cuisine, des verres de citronnade devant eux, le sac d'Alizée enfin posé dans un coin du salon.

- Ouais euh... à manger, j'ai des chipolatas, si vous voulez, avec de la salade et de la purée.

- Rah, j'ai trop faim !, s'exclama Lola.

- Ben si t'as faim, tu vas m'aider à faire cuire le tout, ça ira plus vite

- Bon, ben je vous regarde, alors, fit la troisième, s'installant plus confortablement sur sa chaise et portant à nouveau son verre à sa bouche.

Benjamin resta avec elles un moment, avant de se rendre à ses cours de l'après-midi. Elles en profitèrent pour aller toutes les deux au cinéma, puis pour traîner parmi les bouquinistes, sur les quais. Lola n'avait jamais aimé les vieux livres plein de poussière que l'on trouvait là-bas, ces livres dont elle avait été gavée pendant son enfance, lorsque son père l'emmenait tous les week-ends, elle et le reste de la joyeuse famille, dans toutes les brocantes et autres foires aux livres dans un rayon de soixante kilomètres. Elle aimait les livres, notons, mais elle avait toujours préféré les livres neufs, ceux que l'on venait d'acheter, qui s'ouvraient pour la première fois pour vous, et qui juraient de vous appartenir à jamais, raison pour laquelle elle n'avait jamais pris d'abonnement dans une bibliothèque quelconque, et avait toujours un peu moins de plaisir à lire un livre emprunté ou d'occasion qu'un vrai livre qu'elle avait acheté ou qu'on lui avait offert, fraîchement sorti d'une librairie.

Mais il s'agissait toujours là d'une activité intéressante, lorsqu'on avait une invitée, et on pouvait passer des heures à déambuler, à observer des sujets qui jamais ne les auraient intéressées en temps normal, à prendre, ouvrir et parcourir sans la moindre intention d'acheter quoique ce soit. Elles se promenèrent dans les ruelles, jusqu'à ce que le jour ne commence à décliner. Elle sentit la vibration de son portable dans sa poche, elle le sortit et appuya sur le bouton vert.

- On arrive, informa-t-elle dans le combiné. Enfin, à moins que tu préfères nous rejoindre et on mange un kebab, un truc comme ça. Bon, ben d'accord, on fait ça, alors.

La nuit fraîche tomba, le vent se mit à souffler sur le fleuve, plus froid, et pourtant, ils restèrent là, accoudés à la rambarde du pont de pierre, pendant des heures, les voitures se faisant plus espacées derrière eux. Ils discutèrent comme ils auraient pu discuter s'ils avaient toujours eu l'habitude d'être ensemble, comme s'ils ne s'étaient jamais quittés, comme si Alizée n'allait pas repartir deux jours plus tard.

- On est trop vieux, fit la brune au bout d'un moment, pendant qu'un morceau de viande tombait de son pain pita, et tourbillonnait jusqu'à troubler d'une vague la surface de l'eau sombre, maintenant que la nuit était pleinement installée, et que la ville s'éclairait à ses lampadaires au nombre infini.

- Dis pas de bêtises, répondit sa copine.

- Mais si. On a fait tellement de trucs, on pensait être le centre du monde, et finalement, on a tous fait les mêmes choses, on n'est jamais sortis du lot, on ne vaut pas mieux que les autres, on ne vaut même pas mieux que nos parents, contrairement à ce qu'on aimerait croire, et on va finir comme eux, sans avoir jamais rien fait pour changer le monde, ou pour nous changer nous.

- Mais bizarrement, ça ne me paraît pas aussi triste que ça devrait, avança Benjamin.

- A moi non plus, avoua-t-elle. C'est bien ce que je dis, on est trop vieux. Quand on avait seize, dix-sept ans, ça nous aurait désespérés, même pas, ça nous aurait mis en colère, de penser comme ça.

- Mouais, acceptèrent les deux autres d'une même voix, pas parce qu'ils n'y croyaient qu'à moitié, non, elle avait tout à fait raison.

C'était justement parce qu'elle avait raison, en fait, que cette réponse était aussi molle.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyVen 6 Mar - 11:10:28

Scène 18

But her mummy is yelling no, and her daddy's told her to go but her friend is nowhere to be seen, now she walks with her sunken dream to the seat with the clearest view... Elle ne savait plus si c'était la fumée de sa cigarette qui lui piquait les yeux aux larmes. Si c'était à cause de la fumée qu'elle ne voyait rien, ou parce que ses yeux étaient tellement embués, et est-ce qu'elle était ivre ou non, même ça, elle était incapable de le savoir. C'était sûrement que la réponse était oui.

Elle ne faisait rien pour enlever le brouillard, en tout cas, sa main ne bougeait pas, sinon pour porter le tabac à ses lèvres, de temps en temps, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de tabac et qu'elle sente sa bouche la brûler, en même temps que le goût du filtre y entrait, alors elle jeta le mégot quelque part, ne désirant que s'en défaire au plus vite, se balançant sans y faire attention au rythme de la musique, en même temps que les autres assis sur cette sorte de banc, des tabourets alignés et recouverts d'une couverture.

- Tu danses ?, demanda-t-il en lui tendant la main.

Elle l'attrapa, elle était un peu plus grande que lui, mais à peine, elle se laissa relever, se mit debout, s'accrocha à ses épaules, il lui enserrait la taille, serrés l'un contre l'autre comme il se devait take a look at the lawman beating up the wrong guy, oh man, wonder if he'll ever know. Elle connaissait par coeur son odeur, l'odeur de son pull délavé qu'il avait depuis des années, elle avait l'impression de le lui avoir toujours vu, tandis qu'elle s'accrochait à lui et à ses pas pour ne pas tituber. Elle ferma les yeux. Elle avait toujours aimé les slows, mais elle finissait toujours assise sur le côté, ou alors elle dansait avec des filles, et c'était tellement rare, un vrai slow avec un garçon. Bon, là, ce n'était pas si vrai que ça, puisque ce n'était ni un inconnu, ni un amoureux, les deux sortes d'homme qui peuvent faire le charme du slow, habituellement, mais elle s'en contentait. Ils devaient être trois couples en tout, au milieu du salon, dont un composé de deux filles, puisqu'il y avait toujours des filles qui dansaient les slows ensemble, pour éviter de ne pas danser de slow du tout.

Elle pleurait mais elle ne le savait pas. Elle ne se rendit compte qu'au bout d'un moment, juste lorsqu'elle sentit le pull mouillé contre sa joue. Lui, il avait fait semblant de ne pas s'en rendre compte, se contentant de lui faire suivre son pas, lentement, doucement, avec toute l'attention qu'il pouvait.

- Benjamin ?, s'étouffa-t-elle au bout d'un moment contre le tricot de l'épaule.

- Mmm ?

- Il est parti. A Jérusalem. Hugo.

Il insista sur ses bras qui la serraient, un peu plus fort, lui caressa le dos, pas trop fort, un peu vigoureusement, parce que ce geste bête apportait toujours du soutien, montrait au moins toujours qu'on comprenait.

- Pour longtemps ?

- Je sais pas. Ca fait presque un mois. Ca arrive qu'on se voit pas pendant un mois, mais je sais toujours qu'il est là, et tu vois, c'est pas pareil.

- Je sais.

Elle pleurait toujours lorsque la chanson se termina, et ils enchaînèrent, puisqu'apparemment, personne n'avait songé à changer la compilation de David Bowie qui passa à la piste suivante, et qui se prêtait aussi aux pas lents, collés l'un à l'autre, qu'ils pratiquaient depuis un moment.

- Et avec ton copain, ça va ?, demanda-t-elle, essayant de reprendre ses esprits, s'en voulant de toujours parler d'elle et de ne rien savoir de lui.

- Plus ou moins. Normal, quoi. On s'énerve de temps en temps, on se retrouve après... Enfin, tu connais ça.

- Plus ou moins, comme tu dis, conclut-elle avec une pointe de malice attristée.

Et puis ils se turent, se caressant le dos l'un et l'autre, en réflexe, en douceur, comme ils l'auraient fait avec n'importe qui. Bowie chantait. La fumée les enveloppait. Ils se respiraient en imaginant être dans les bras d'un autre, tout en appréciant être dans ces bras-là, ceux dans lesquels ils étaient vraiment.

Lorsqu'elle se réveilla, les jambes sur un canapé et la tête dans le vide, la tête dont elle avait d'ailleurs l'impression qu'on l'avait remplie de plomb pendant la nuit, elle s'extirpa de la torpeur qui l'envahissait aussi vite que possible, rassemblant le peu d'affaires qu'elle avait avec elle, et se dirigeant vers la porte aussi silencieusement que possible.

- Tu pars déjà ?, demanda Benjamin, la voix rauque et les yeux qui n'arrivaient pas à s'ouvrir.

- Ouais, il est déjà midi, et j'ai un rendez-vous, aujourd'hui, faut que je repasse chez moi.

- Un rendez-vous ? Comment ça ? A quelle heure ?

- Je sais pas... Quatorze heures trente, je dirais. C'était super cool de te revoir, Alizée, lâcha-t-elle alors que celle-ci sortait de la cuisine, un bol de lait froid chocolaté à la main, on se verra ben... un jour.

L'autre n'eut pas le temps de réagir, d'approuver, de lui dire au revoir, quoique ce soit, que déjà la porte s'était refermée sur elle et qu'elle dévalait les étages.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyVen 6 Mar - 11:14:07

Scène 19

- Donc, vous êtes prof ?, demanda-t-elle, même si la réponse semblait absolument évidente, au vue de l'environnement dans lequel elle se trouvait.

C'était une pièce toute en longueur, qui aurait pu aisément passer pour un couloir si elle avait mené quelque part, mais ce n'était pas le cas, grise et bleue, où les bureaux étaient serrés l'un dans le prolongement de l'autre, et les meubles entassés dans le peu d'espace que l'on trouvait dans la largeur, entre une étagère, un fauteuil, le bureau en question, et une chaise pour celui qui arrivait. La fenêtre ne parvenait pas à emplir la salle de lumière dans toute sa longueur, et le tout prenait alors un aspect triste, un aspect inhabité, le genre d'endroits que l'on avait construit autour des années 90, et ça ne faisait pas si longtemps, disons-le, mais, comme toutes les constructions les plus récentes, il ne leur fallait pas plus de dix ans pour déjà mal vieillir.

Elle était incapable de vraiment se décider sur ce qu'il aurait fallu ajouter pour rendre le tout plus vivant. Les plantes vertes auraient trouvé le moyen, mal entretenues, d'accentuer encore le côté impersonnel des lieux. Un calendrier n'aurait jamais suffit. Et bien sûr, il n'aurait sûrement pas accepté d'introduire des posters de groupes de rock sur des murs qui se devaient de dégager une atmosphère propice au travail et à la réflexion. Bien sûr, tous les adolescents faisaient leurs devoirs et leurs recherches dans leur chambre, entourés de posters de groupes de rock, sans que ça ne les dérange le moins du monde, mais un type qui donnait des cours dans une université ne pouvait se permettre de tels débordements.

- Il semblerait, répondit-il avec une pointe d'attente, une pointe de nous-ne-sommes-pas-là-pour-ça, et une pointe, peut-être d'amusement, même s'il n'y avait pas vraiment de quoi s'amuser.

Elle hocha la tête, comme méditant cette information, alors qu'il était évident que, depuis qu'il lui avait proposé d'aller la voir dans son bureau à la fac, elle avait compris qu'il ne travaillait dans les assurances. Elle se saisit du presse papier, posé sur la surface de la table, à quelques centimètres d'elle, et se mit à le retourner entre ses mains.

- Prof de quoi ?, demanda-t-elle après un temps, sans lâcher l'objet.

- Eh bien, je suis officiellement spécialisé dans tout ce qui touche aux cathares, si vous voyez à peu près, mais je m'intéresse plus largement aux guerres de religion en France, et même en Europe.

- Ah. Vous vous y connaissez en Templiers, alors, lâcha-t-elle sans réfléchir.

- Oh, l'histoire des Templiers ne constitue pas une guerre de religion à proprement parler, mais je peux situer deux ou trois éléments là-dessus, oui.

Elle haussa les épaules, continuant le manège du presse-papier entre ses doigts, il roulait, tournait sur lui-même, s'interrompant contre ses genoux de temps à autres. Parce qu'elle avait dit ça comme ça, et qu'elle n'avait rien de particulier à demander là-dessus, finalement. C'était juste pour savoir, juste pour faire une parenthèse.

- Vous avez quel âge ?

- Bientôt trente-trois ans.

Les questions étaient suivies de réponses, presque immédiates, sans surprise, comme s'il s'attendait absolument à tout ce qu'elle allait lui demander, et que ça ne le dérangeait jamais, de parler de lui à cette inconnue. Peut-être ne parlait-il pas de lui. Peut-être que tout ce qu'il lui disait pouvait rentrer dans des dossiers à classer, les faits extérieurs, les faits officiels, en fait, mais ce qu'il était, ce qu'il pensait vraiment, est-ce que ça se résumait à son prénom, son âge et sa profession ? Et puis, après chaque réponse, il y avait un silence, un silence qui se demandait que poser ensuite, de quoi parler, qui se demandait si elle était vraiment heureuse d'être venue, d'être là, parce qu'elle avait imaginé qu'il s'intéresserait un peu à elle, qu'il lui demanderait des choses, lui aussi, mais non, il ne faisait que la laisser s'intéresser à lui, sans lui rendre la pareille. Peut-être que si le silence durait assez longtemps, il finirait par s'y mettre aussi.

- Et vous ?

Elle échappa un sourire. Enfin.

- Vingt-deux.

- Vingt-deux ans... Comment ça se fait que vous n'êtes pas à la fac, à vingt-deux ans ?

- Parce que tout le monde n'est pas à la fac, à vingt-deux ans.

- Bien sûr, mais ceux qui n'y sont pas, en général, n'ont pas assez de temps libre pour passer leurs après-midis dans des musées, ou dans la rue à courir après des hommes de dix ans leurs aînés, ou à aller discuter dans les bureaux de profs qu'ils ne connaissent pas.

- Onze.

- Pardon ?

- Onze ans leurs aînés.

- Ah oui, j'ai tendance à arrondir les chiffres à mon avantage, concéda-t-il avec un arrière-rire.

Elle s'affaissa un peu sur sa chaise, le presse-papier passant maintenant d'une main à l'autre par de petites passes de quelques millimètres de distance, de la gauche vers la droite et inversement, souriant poliment à sa plaisanterie, sans pour autant pousser l'hypocrisie jusqu'à rire vraiment.

- J'y ai été, à la fac, deux mois, l'année dernière. Enfin, si on ne compte pas les fois où j'y suis allée avec des copains quand je n'avais rien à y faire. Mais bon, je ne m'y suis pas faite du tout, l'ambiance, en plus, bon, je suis arrivée directement en troisième année, alors tout le monde se connaissait déjà, c'était particulier... En plus, ça faisait des mois, si ce n'est des années, que je trimballais un projet de bande dessinée avec moi, que je le peaufinais, je l'ai proposé à un magazine et ils ont accepté... Et du coup, j'ai arrêté mes études, comme il s'avérait que je n'avais pas vraiment besoin de diplôme pour trouver du travail.

- Vous êtes scénariste de BD ?

- Et dessinatrice, là, je fais les deux. Mais si je devais travailler sur un projet à deux, je serais avant tout dessinatrice, je suis pas très forte, en scénario. Là, je m'inspire avant tout de ce que je connais, de ma vie, de la vie des autres... Mais faire un truc avec des ficelles et une trame et tout, c'est pas pour moi.

Le calme plat, à nouveau, et ils ne se regardaient pas. Elle reposa discrètement le presse-papier là où elle l'avait trouvé, sur la table, jugea de l'effet qu'il faisait, posé là, et finit par le reprendre et se remettre à jouer avec.

- Votre père, il peint où, en ce moment ? J'ai pas réussi à le retrouver.
Il prit sa respiration, bruyamment, avant de relâcher l'air par degré, le genre de chose que l'on fait lorsqu'on vient de toucher un sujet que l'on n'avait pas forcément envie d'évoquer. Il prit son temps, mais finit par répondre.

- Alors, ben mon père, il est à l'hôpital, en ce moment, et bon, ça va pas très fort, pour tout vous dire... C'est aussi pour ça que j'ai voulu vous voir, vous savez, je pensais que vous viendriez la semaine dernière, en fait. Je voulais... comment formuler ça ? Si vous voulez, on ne s'est jamais vraiment entendu, lui et moi, parce que j'ai toujours été quelqu'un de très sérieux, orienté vers les études, vous savez, et lui, c'est ce qu'on appelle un doux rêveur, ou un illuminé, comme je l'ai souvent dit. Et vous, vous aviez l'air d'être un peu dans cet état d'esprit, et en même temps, je ne sais pour quelle obscure raison, vous semblez m'apprécier, alors... Je me suis dit que vous le compreniez, et que vous pourriez m'aider à le comprendre. Oh, ça sonne affreusement faux, je vous demande pardon.

Elle ne répondit pas tout de suite, prenant son air désolé, ses yeux grand ouverts, sa bouche entrouverte, un peu apeurée.

- Ecoutez, je ne sais pas, je ne crois pas que...

- Je ne dis pas que vous le connaissiez. Je ne vous demande pas de m'expliquer quoique ce soit. Je veux juste vous parler d'autre chose et éventuellement finir par vous apprécier, si un jour nous en arrivons là. Contentez-vous d'agir comme vous vous sentez d'agir.

- C'est extrêmement difficile de faire ça quand on vous le demande.

- J'en suis conscient. C'est pour ça que j'aurais préféré éviter le sujet. Bon, vous m'avez dit que vous étiez arrivée directement en troisième année, comment ça se fait ?

- J'ai fait deux ans de prépa arts, en sortant du lycée, répondit-elle sans trop attendre, surprise qu'il ait pris si vite un tel tournant, considérant que ce qu'ils avaient évoqué était définitivement enterré et qu'ils pouvaient reprendre le fil normal de leur conversation.

Elle avait du mal à se faire à ça, mais c'était ce qu'il voulait après tout, c'était ce qu'il lui demandait. Et ne pas prendre en compte la façon dont il s'était presque confié à elle, ils devaient être des inconnus, des inconnus qui essayaient de se connaître à travers des banalités.

- Ah, donc vous avez quand même un bagage, vous aviez l'air de dire que vous arriviez de nulle part, sans diplôme, sans rien.

- Oui, mais deux ans de prépa, ça ne vous donne pas de diplôme, alors certes, ça peut faire bien sur un CV, mais ça n'empêche que pour un bagage, c'est très maigre.

- Mais vous travaillez pour un magazine, non ?

- Oui. Ca fait un an, un an et demi. Vous connaissez Je Bouquine ? Je vous demande ça, évidemment que vous connaissez, ça fait plus de vingt ans que ça existe, et à peu près autant de temps que toutes les bibliothèques de tous les collèges de France y sont abonnés. Alors oui, je dois avouer que je suis assez fière qu'on m'y ait offert quelques pages mensuelles.

Il sourit, la félicita, et puis la conversation dériva, elle parla d'André Juillard, qui était de tous les auteurs celui qu'elle admirait le plus, et de ses différentes oeuvres, et lui, oui, il connaissait Plume Aux Vents, et les derniers Blake et Mortimer, mais pas grand chose d'autre de lui, et c'était dommage, vraiment, parce qu'il avait fait tellement de choses intéressantes, il faudrait vraiment qu'il s'y mette, mais il n'avait pas vraiment le temps, on attendait de lui qu'il rédige un article pour une revue spécialisée et il fallait vraiment qu'il y travaille, pendant les semaines à venir, et puis plus tard, plus tard, il ne pouvait pas vraiment prévoir ce qu'il aurait à faire plus tard.

Et lorsqu'il se rendit compte qu'il avait cours et qu'il fallait qu'il songe à y aller, elle écrivit les dix chiffres de son numéro sur le coin d'une note qu'il avait prise quelque part, et qu'elle ne lut pas, ne pouvant donc pas décider si c'était vraiment important ou non, et il promit de l'appeler, un jour, il ne savait trop quand, et au pire, peut-être se croiseraient-ils à nouveau, et elle pouvait passer là dans les semaines qui suivraient, si elle voulait, mais pas trop, parce que de toutes façons, c'était la fin de l'année, et il ne faudrait pas longtemps avant qu'il ne déserte les lieux. Elle dit qu'elle verrait bien, si elle prenait le temps ou non de venir jusqu'à l'université, de l'autre côté du fleuve, et elle le quitta définitivement, sans se retourner, parce qu'elle ne se retournait jamais, de toute façon, regardant toujours vers l'avant, là où elle allait.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyVen 6 Mar - 19:51:47

Scène 20

A une époque, l'époque de la prépa, elle avait dû s'habituer à vivre seule. La semaine, bien sûr, elle était occupée, puisqu'aller en cours constituait une occupation, et qu'en-dehors des cours, elle avait toujours assez de travail pour ne pas se dire que son appartement était trop grand, ou trop petit, au choix, et qu'elle ne faisait qu'y tourner en rond, à se demander à quelle activité elle pourrait bien s'adonner pour tuer le temps. Mais déjà à ce moment-là, il y avait eu les week-ends, les week-ends qu'elle n'avait pas passé dans leur entier à travailler sur les projets que l'on exigeait d'elle, même si elle aurait parfois dû, afin de s'assurer de meilleurs résultats, parce qu'elle savait, et elle le savait déjà à l'époque, qu'elle aurait pu le faire, et qu'elle aurait pu briller, non pas qu'elle soit une artiste exceptionnelle, mais elle avait un talent certain, un don, même, n'hésitaient pas à dire certains, et ce n'était pas par hasard qu'elle avait choisi ces études-là, ça avait toujours été un besoin pour elle, de tenir un crayon et, quand l'envie lui en prenait, de s'en servir pour reproduire ce qu'elle voyait autour d'elle, en l'améliorant des capacités jamais vraiment extravagantes, mais jamais trop pauvres non plus, de son imagination. Les week-ends, donc, pendant lesquels le goût au travail la quittait, pendant lesquels elle dessinait sans exigence technique, des choses qui n'avaient rien à voir, et pendant lesquels elle s'était ennuyée, à ne savoir quoi faire, à sortir sans but, et elle avait trouvé ça insupportable, sur le moment, elle avait attendu les lundis avec une impatience grandissante, les lundis où elle retrouverait sa bande de copines : Chiara, Victoire, Violette et elle. Elles avaient partagé la même classe pendant deux ans, plus pour Chiara, qui avait été dans le même lycée qu'elle, se retrouvant à chaque cours, à chaque inter-cours, à chaque déjeuner au self. Elles avaient été une petite bande d'inséparables, comme on en a tant, à tous les stades, parce que la nécessité de former une bande se fait toujours sentir, dès l'école primaire, et elle est modifiable, au fil des établissements fréquentés, bien sûr, mais, sans changement majeur dans sa vie, il est toujours désagréable de s'en trouver séparé.

Et puis, il y avait eu la fin de la prépa, et alors, la petite bande en question s'était plus ou moins dissoute, avec quelques réunions de temps en temps, des réunions où venaient se greffer telle ou telle copine de fac de l'une ou l'autre des filles. Mais elle avait vite cessé de s'y sentir à sa place. Elle n'avait plus la même vision des choses, cette vision de masse qui, lorsqu'elles passaient leur temps ensemble, était devenue une habitude, comme si, à force de se fréquenter, leurs cerveaux avaient commencé à fonctionner de la même façon, sans même qu'elles y prêtent attention, la vision de masse, donc, s'était dissoute. Elle avait vu une image représentant les Beatles, un jour, à différentes périodes de leurs vies, d'abord les petits prolos de Liverpool, tous en noir et blanc sur un fond uniformément bleu, puis les psychédéliques aux cheveux longs de Sgt Pepper's Lonely Hearts' Club Band, où le fond était devenu une multitude de taches colorées, bleues, vertes, roses, oranges, comme des graviers de couleurs qui se seraient mêlés sur une allée, des reflets d'huile dans une flaque desquels on ne pouvait vraiment distinguer la bordure, et enfin, il y avait les membres des dernières années du groupe, les mêmes, certes, mais plus âgés, moins souriants, comme fatigués, et, cette fois, les mêmes couleurs qui avaient constitué le fond de la frise précédente s'étaient regroupées en masse autour de chacun, ce qui faisait que chacun avait sa propre teinte, différente des autres, et impossible à mélanger. Elle sentait confusément que c'était un peu ce qui s'était passé, entre elles, cette bande de filles-là, bien qu'elle ne soit pas certaine qu'il y ait jamais eu une période où toutes les couleurs s'étaient mêlées, comme pour s'apporter les unes aux autres de quoi faire ressortir leurs congénères. Ou au moins, cette période-là avait été très courte, de sorte qu'elle ne s'en était pas rendu compte. En tout cas, à présent, elles n'étaient plus que des nuances infranchissables, qui se réunissaient plus par nostalgie que par réelle envie, et n'avaient plus rien à se dire, pratiquement. Autant l'avouer : elle s'ennuyait, avec elles. Et ça avait été très vite le cas, si tôt qu'elle avait quitté la fac, et même un peu avant.

Alors, c'était à ce moment-là qu'elle s'était vraiment retrouvée seule, dans la semaine comme les week-ends, où elle ne faisait rien, rien, rien, strictement rien. Elle avait senti une telle étrangeté à vagabonder de rive en rive, de rue en rue, de musée en musée, jour après jour, sans emploi du temps et sans heure précise où elle devait se rendre à tel ou tel endroit, qu'elle n'avait en fait pas eu la présence d'esprit, s'étonnant toujours, de vraiment se dire qu'elle s'ennuyait, de vraiment sombrer dans une sorte de non-envie proche du désespoir. Au contraire, sachant qu'elle allait désormais vivre comme ça, elle n'avait pas cherché à retenir ce qu'elle avait autrefois vécu, ou ce qu'elle aurait pu vivre, en le comparant à la réalité et en se disant qu'elle était bien malheureuse d'avoir choisi cette voie-là. Ce qui fait qu'elle ne sentit pas passer la transition entre le moment ''comment va être ma vie ?'' et le moment ''ma vie est comme ça.''

Elle en était là de ses réflexions lorsque son pied, qu'elle avait laissé pendre le long de son minuscule sofa, glissa sans raison apparente et fit grincer le parquet sur lequel il avait reposé jusque-là. Elle était dans une journée pyjama, et, malgré l'heure avancée de l'après-midi, arborait donc les mêmes rayures verticales roses et blanches que le matin-même, un bol de céréales dans lequel il ne restait que le lait légèrement teinté coincé entre les cuisses, les cheveux sales, l'ordinateur à portée de main, histoire que, si l'idée lui prenait de faire une recherche absurde sur Wikipedia, quelque chose concernant le gruyère suisse ou les bas en nylon, elle puisse satisfaire ses envies pratiquement dans la seconde (pas tout à fait, car il fallait tout de même le temps au réseau de se connecter, ce qui pouvait s'avérer long, si le système avait décider de défaillir ce jour-là).

Elle avait besoin d'un chat, décida-t-elle alors qu'elle transportait le bol de lait, maintenant tiède à force d'avoir stagner plusieurs heures dans la même vaisselle, jusqu'à l'évier. Un chat boirait le lait qu'elle n'avait pas envie de boire, il se coucherait sur son ventre la nuit, il lui lécherait les paupières pour la réveiller le matin, il lui donnerait une raison de ne pas se sentir trop inutile, même si elle n'avait jamais vraiment ressenti le besoin de se sentir utile, contrairement à de nombreuses personnes qu'elle rencontrait, çà et là. Les actions humanitaires, ça n'était pas son truc, et tant pis si on la traitait d'égoïste. Mais un chat, ça n'avait rien d'une action humanitaire.

Alors, elle décida qu'elle allait se renseigner, et qu'elle commencerait par aller acheter un numéro de 30 Millions d'Amis, le lendemain, puisqu'il y avait toujours des annonces de gens qui voulaient justement en donner, des chats, dans la rubrique dédiée à cet effet.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptySam 7 Mar - 10:17:37

Scène 21

Elle hésita un moment sur la marque de jus d'orange qu'elle allait prendre, avant de se décider pour celle qu'elle préférait, plutôt que la moins chère que lui indiquait sa conscience, étant donné que le magazine qu'elle aimait défendre avec tant d'ardeur ne lui fournissait pas tant d'argent qu'on aurait pu le croire, et qu'elle, de son côté, avait tendance à acheter tout et n'importe quoi sans se soucier du prix, se trouvant inéluctablement à découvert à la fin de chaque mois.

Elle se consola en se disant que la fin du mois était encore loin, mais elle choisit tout de même de se priver de chocos Prince pour la semaine, la pointe de culpabilité qu'elle ressentait l'empêchant définitivement de les faire passer du rayonnage à son panier de plastique rouge aux hanses noires.

Elle se rendit compte qu'elle n'avait pas envie d'acheter grand chose, finalement, à part la barquette de fraises sur laquelle elle s'était jetée en entrant dans le supermarché. C'était le problème de la chaleur qui arrivait : vous finissiez par ne plus rien avoir dans vos placards.

Elle savait, sentait, par instinct d'habitude, non par réalité, puisque ça ne la concernait plus, que c'était ce qu'elle avait longtemps appelé la fin de l'année. Plus personne n'avait vraiment envie de travailler, tout le monde regardait par les fenêtres, dans des robes sans manches et des cheveux relevés, pendant les cours, les feuilles de papier servaient d'éventail, et les groupes d'amis en cercle fleurissaient dans les herbes des cours de lycée.

Et c'est comme ça que, des denrées périssables au bout de son bras qui se laissait prolonger par un sac de plastique, elle se retrouva à errer dans la cour d'un lycée des environs. Elle savait où il était, mais elle n'y avait jamais mis les pieds, n'en sentant jamais le besoin. Les lunettes brunes qu'elle avait sur le front retrouvèrent leur place sur son nez alors qu'elle observait les environs. Peut-être que la différence venait du fait qu'elle avait choisi un lycée de ville, quand elle avait fait ses études secondaires en pleine campagne. Parce qu'il y avait une différence, c'était certain.

Est-ce qu'ils avaient l'air aussi gamins, quand ils se couchaient au milieu des pousses vertes, et qu'ils attendaient que le temps passe, en lâchant des soupirs de temps à autres, en se demandant s'ils allaient à telle ou telle soirée ? Il lui semblait que ses préoccupations avaient très peu changé, depuis cette époque, alors elle avait simplement imaginé qu'ils n'avaient pas vieilli. Mais ils avaient dû vieillir, puisque maintenant, les lycéens faisaient si jeunes, à côté d'elle. La preuve : ils la regardaient tous comme une extra-terrestre, une adulte pénétrant leur monde clos, le monde dont ils pensaient naïvement qu'il s'adapterait à eux lorsqu'ils auraient l'âge d'en faire quelque chose, ne réalisant pas encore que ce serait eux qui s'adapteraient au monde.

Elle se sentit soudain tellement responsable, et tellement mature, malgré tous ses côtés encore perdus, encore incertains, encore tellement peu stables.

Mais il n'y avait pas de nostalgie, dans ce sentiment. En fait, elle eut presque pitié de ces pauvres enfants, déguisés qu'ils étaient dans des vêtements qui copiaient les derniers groupes de rock à la BB Brunes, les leggins, le pull trop long, la ceinture, la mèche de cheveux devant les yeux. Elle eut pitié de cette impression palpable qu'ils avaient d'avoir raison contre un univers d'imbéciles, alors qu'ils avaient tort, eux qui ne connaissaient rien, n'avaient aucune expérience de la vie quelconque. A l'époque, elle croyait que tout ce qui avait eu lieu avec Baptiste était un drame de vie, une chose unique qui la rendait exceptionnelle et la rapprochait des romans, l'éloignant du commun des mortels. Et puis, elle avait appris que les grandes passions de lycée arrivent, sans doute pas à tout le monde, mais chacun finit par avoir sa petite histoire digne des plus grandes épopées romantiques, et le tout était justement de ne pas se laisser berner, et d'essayer de comprendre qu'il ne fallait pas jouer les Emma Bovary, ne surtout pas chercher ces histoires qui, dans leur insignifiance, ne réussissaient qu'à vous détruire, comprendre que la passion n'était jamais bonne à vivre, et toujours évitable.

Elle sortit le paquet de cigarettes de son sac à mains, et en alluma une, continuant à observer le bâtiment de haut en bas, oubliant qu'elle ne pouvait pas fumer librement dans l'enceinte de ses portails. Merci Baptiste. Merci Baptiste, d'être arrivé assez vite, parce que s'il n'était pas venu, après tout, elle aurait sans doute essayé toute sa vie de trouver quelqu'un pour qui se déchirer sans comprendre que ça n'en valait pas la peine. Et puis elle l'avait connu lui, et elle avait cru mourir dans des douleurs à se tordre, mais elle avait survécu, et elle avait fini par se mettre à chercher autre chose. Un bonheur pluriel plutôt qu'un bonheur unique, une vision de grand appartement, d'enfants et de monospace, et la vie qui se transmettrait, dans une famille unie où ils seraient fous les uns des autres, la version américaine du foyer, mais après tout, mieux valait viser haut, si elle voulait espérer construire quelque chose d'un peu plus intéressant que ce qu'elle avait elle-même vécu.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptySam 7 Mar - 18:12:18

Scène 22

Il n'y avait pas grand'chose : des marches d'escalier, une grande porte en bois derrière, du sable sur le sol, et des femmes voilées, assises là, fixant l'objectif sans émotion, on aurait dit qu'elles attendaient quelque chose et à la fois rien, s'apprêtant à passer des heures, des jours, mêmes, devant ce monument, avec ce regard de lassitude qui avait tendance à l'exaspérer. Elle n'aimait pas la lassitude chez les gens, cette sorte de reproche silencieux que vous croisiez parfois, souvent chez ceux qui s'estimaient plus mal lotis que les autres et qui, à cause de ça, semblaient penser que vous leur deviez quelque chose, au moins la honte d'être né sous une meilleure étoile, si l'on pouvait considérer qu'il y avait de telles choses.

Avec application, elle reproduisit la carte postale, tentant d'adoucir les regards de ses protagonistes, et ce fut cette fois Manu, dont elle avait décidé qu'il serait le cousin d'Estelle, qui la reçut. Ca ferait deux numéros avec Manu très rapprochés, et, ne sachant pas encore si les lecteurs allaient l'apprécier la première fois, puisque les premières planches où il était apparu n'avaient pas encore été publiées, elle savait qu'elle prenait un risque. Mais elle avait eu envie de le voir revenir, lui et ses cheveux longs. Avant d'aller plus loin, puisqu'elle ne savait pas encore quoi lui faire vivre de palpitant ce mois-ci, elle retourna la carte et en déchiffra pour la seconde fois les lettres tracées apparemment rapidement, dans une encre bleue qui avait coulé en certains endroits, d'avoir été trop vite effleurée après son apposition.

Ô, trésor d'occident,
J'entame le deuxième mois de mes pérégrinations. Les poètes, les écrivains, et les natifs d'ici, te vanteraient la ville comme un trésor presque théâtral de ses couleurs et de son agitation, car après tout, on se doit de trouver Jérusalem magnifique, n'est-ce pas ?
Je t'avoue tout de même que sa beauté légendaire a été tellement décrite à travers les siècles que finalement, je ne m'attendais pas à moins, et le tout me laisse assez indifférent. Le gris pollué des statues de nos généraux, les travailleurs en manteau passant devant sans les regarder sous la pluie incessante, personne ne songeant à en faire l'éloge, me touchent d'avantage, pour tout dire.
Je sais que tu comprendras, car nous sommes deux amoureux de nos rues à l'heure où il est passé de mode d'aimer son propre patrimoine, puisque nous avons fait l'erreur d'être riches et colonisateurs.
Dois-je préciser que je t'embrasse ?
H.


Il la faisait toujours rire, de son lyrisme ironique, et des lignes qu'il avait écrites et qui tenaient à peine sur le rectangle de carton qu'elle avait reçu. En même temps, la carte n'aurait pas eu la même valeur si elle n'avait pas été aussi remplie. Remplie de vide, il fallait l'avouer, car il ne disait rien de ses recherches ou de ses avancées, il ne décrivait même pas le paysage, il expliquait juste son point de vue sur, non pas Jérusalem, mais les monuments d'Europe. Mais c'était lorsqu'il écrivait de cette façon, justement, qu'elle pouvait entendre sa voix prononcer chaque mot, de son arrière-accent taquin, comme une petite blague qu'ils auraient comprise, tandis que leur entourage continuerait à se demander s'il y en avait une ou non.

Le museau rose vint renifler le carton à la face glacée, entre ses doigts un peu épais, les yeux presque clos, les pattes en appui sur sa cuisse, puisqu'elle était assise en tailleur, légères, qui s'enfonçaient l'une après l'autre dans le tissu du jean et la peau, cherchant un confort qu'elle avait du mal à trouver. Sa maîtresse la saisit d'une main, et la monta dans le creux de ses jambes, où le chaton roula, ventre offert, et se mit à ronronner.

- Si, principessa, è una lettera di Hugo. Non conosci Hugo, lo so, ma è un ragazzo fantastico, e a lui anche piacciono i gattini. Si, si, si, piacciono i gattini, répéta-t-elle dans un attendrissement dont elle aurait eu honte si elle n'avait pas été seule chez elle.

Elle avait toujours parlé aux chats en italien. Comme il y avait des années qu'elle n'avait plus pratiqué, les phrases se formaient un peu plus lentement qu'avant, mais elle s'y était remise assez vite, et avait réussi à facilement reprendre les rythmes de la langue.

L'album d'Abbey Road se diffusait dans l'appartement dans une sorte de laisser-aller propre aux périodes où elle devait travailler. Elle ne s'y mettait pas souvent, mais elle s'y mettait pendant des heures, penchées sur sa table à dessin, maniant le crayon et la plume d'encre noire avec autant de dextérité qu'elle le pouvait. Bien sûr, beaucoup travaillaient à l'ordinateur, pour ce qui était de l'encrage, mais elle préférait les méthodes traditionnelles. Certes, ça ne donnait pas droit à l'erreur, puisque, au moindre trait de travers, il faudrait tout recommencer, mais, bien qu'elle fasse semblant de s'énerver à grand renfort de soupirs bruyants quand ça arrivait, elle trouvait que ça faisait aussi partie du charme de la chose.

Heureusement, la vibration du téléphone la fit sursauter juste au moment où elle avait fini sa première planche, et aucune longue ligne noire ne vint barrer ce qu'elle était en train de faire.

- Ca va ?, demanda-t-elle, puisque le nom de Benjamin était apparu sur l'écran de l'appareil avant qu'elle ne décroche.

- Ouais ouais. Dis donc, Lola, tu veux aller à Londres ?

- Euh... ouais. C'est un peu inattendu, comme demande, fit-elle remarquer en pouffant, de surprise plus que de réel amusement.

- Ben ouais, en fait, on irait lundi, puis on reste, je sais pas trois, quatre jours. C'est parce que James rentre chez lui, ben, l'année est finie, pour lui, quoi, et donc à l'occasion, il nous invite tous, pour qu'on passe un peu de temps là-bas...

- Mais... Je sais pas, ce serait pas mieux que vous soyez que tous les deux pour, ben justement, vous dire au revoir ?

- Pff, écoute, c'est compliqué, c'était prévu comme ça, puis il a décidé qu'il voulait dire au revoir à tout le monde, justement... Y aura Alizée, Chiara, des copains de fac à lui... J'aimerais bien que tu sois là, franchement.

Pour recoller les morceaux au cas où, songea-t-elle, mais elle ne le formula pas à haute voix, parce que c'était présupposer trop tôt qu'il y aurait des morceaux à recoller, et il ne fallait pas prédire ce genre de choses, où l'on pouvait être sûr que ça arriverait, alors qu'il n'y avait que quatre-vingt-quinze-pour-cent de chances que ça se passe comme ça lorsqu'on n'en avait pas encore fait une phrase bien construite.

- Ben ouais euh... Vous y allez en train ?

- Oui, en fait, on prend chacun sa place, c'est plus simple, et puis on se retrouvera au wagon-bar.

- Okay, approuva-t-elle.

Elle aurait dû dire autre chose. Quelque chose qui aurait dit qu'elle se rendait bien compte, malgré son ton enjoué et son détachement flagrant, que ça ne devait pas aller très fort pour lui. Mais au téléphone, ça n'était franchement pas facile. Quand vous aviez quelqu'un en face de vous, il y avait toujours la possibilité du câlin, ou des regards intenses et pleins de soutien silencieux, mais bien sûr, le combiné ne permettait pas toutes ces subtilités.

- Bon, je peux te rappeler pour les détails ? J'ai un truc qui crame, je crois, entendit-elle à l'autre bout de la ligne téléphonique.

Elle raccrocha en riant. Le coup du repas qui brûlait était un tel lieu commun qu'elle ne l'avait jamais entendu que dans les films, un prétexte que personne n'utilisait jamais. Du coup, il aurait été tellement stupide de l'employer comme une excuse pour raccrocher qu'on était plus ou moins forcé de croire que c'était bien la vérité, lorsqu'on vous le servait avec autant de spontanéité
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyDim 8 Mar - 9:23:01

Scène 23

Les pas étaient lents, sans but, ils se balançaient lentement, au rythme que l'on sentait correct, silencieusement, las, les regards ne regardaient pas, ils regardaient par vagues, dans une globalité dont ils essayaient de se défaire, ils essayaient de comprendre, comprendre ce que les autres pouvaient trouver fascinant dans les représentations qui les entouraient, quand ils ne voyaient finalement que des images, de jolies images, certes, mais pourquoi avoir choisi celles-ci ? Pourquoi celles-là plutôt que d'autres, qu'avaient fait leurs auteurs pour se retrouver accrochés sur un mur, observés jour après jour par des milliers de personnes, alors que d'autres avaient sans doute peint des choses tout aussi acceptables, et que les choses en question finissaient en vagues décorations dans des bistrots de province, après avoir servi à leur peintre à se restaurer d'un repas ou d'une bouteille de vin.

Chiara prenait ces expéditions très au sérieux : en temps qu'étudiante en arts, elle se devait de s'émerveiller devant tel nom méconnu, devant tel trait un peu différent, elle se devait de donner son avis sur chaque tableau, et, avec une petite moue déçue, de dire qu'untel l'avait habituée à mieux, ou qu'elle n'avait jamais compris l'adoration de la masse populaire pour telle célébrité de la peinture, quand tel autre nom, beaucoup plus obscur et beaucoup moins reconnu, se débrouillait tout aussi bien, à la même époque. Sa spécialité était de s'arrêter devant un cadre, une petite ride au milieu du front, et de prendre sa voix de cocktail d'intellectuels en murmurant au camarade le plus près, sans le regarder, comme si elle parlait pour elle-même, comme elle était en train de le faire en ce moment :

- C'est dingue, c'est un Monet, ça ? A le voir comme ça, sans la légende et tout, j'aurais juré que c'était une oeuvre de Caillebotte, tu sais, ça ressemble vachement à Argenteuil, enfin, non Le Pont d'Argenteuil, en fait, je les confonds tout le temps, c'est horrible... Enfin, bref, je trouvais que ça se rapprochait vraiment, au niveau du style, les couleurs, non, tu trouves pas ?

Elle avait cette voix qui n'admettait pas les questions, comme si tout ce dont elle parlait était une évidence-même, mieux que ça, se devait d'être d'une évidence-même, en fait, et qui savait à la fois qu'elle impressionnait de par sa culture largement étendue par rapport à la masse des mortels dont elle savait très bien que ses amis faisait partie, tout en faisant semblant de ne pas s'en rendre compte. Alors, soit on se contentait d'approuver avec un petit air détaché, un aveu, presque, que l'on n'avait absolument aucune idée de ce qu'elle était en train de dire, soit, comme Lola, on avait aussi fait quelques études d'art (certes, Lola était considérée comme un être tout de même inférieur à elle, puisqu'elle n'avait pas continué ses études, et qu'au lieu d'art à proprement parler, elle faisait de la bande dessinée, ce que l'on pouvait difficilement qualifier de digne, supérieur et artistique) et l'on passait sa vie dans les musées, alors elle répondit avec beaucoup plus de simplicité que n'en avait fait preuve sa camarade :

- Oui, enfin, Le Pont d'Argenteuil, justement, c'est un peu l'oeuvre de Caillebotte qui ressemble à du Monet, et ce n'est pas très représentatif de son style habituel.

Et Chiara se tut, parce qu'elle n'avait rien d'autre à dire là-dessus, se contentant de murmurer qu'elle était une vraie quiche, en impressionnisme, de toute façon, elle ne considérait franchement pas la période comme vraiment intéressante. La brune aurait trouvé la période impressionniste intéressante ne serait-ce que parce qu'elle annonçait quasi-toujours la fin des longues visites de musée en gros paquets touristiques toujours impressionnés (et ceci n'est pas un jeu de mots), impressionnés parce qu'il fallait l'être plutôt que par ce qu'ils essayaient vraiment de ressentir devant tel ou tel tableau. Elle aimait aller au musée seule, et Chiara aurait été d'accord sur ce point.

Mais Chiara aurait dit que c'était parce que seule, elle pouvait prendre son temps pour analyser les détails des oeuvres, les comprendre, les ressentir, parce que vous pouviez la mettre devant n'importe quelle peinture, devant n'importe quel cadre vide, même en lui affirmant qu'il s'agissait d'art, et elle finirait irrémédiablement par vous dire qu'elle était émue. Elle était peut-être une excellent élève, une excellente analyste, et une excellente reproductrice, lorsqu'il s'agissait de faire elle-même quelque chose, mais elle ne serait jamais une artiste, parce qu'elle n'avait aucune substance. Elle serait de ces peintres qui produisent des affiches publicitaires pour les supermarchés, et si elle avait été écrivain, elle se serait spécialisée dans les romans de gare, et si l'envie lui avait pris de se mettre à la musique, elle aurait composé des mélodies pour ascenseurs.

Elle était de ces filles qui font toujours ce qu'on attend d'elles sans se demander ce qu'elles en pensent, en oubliant, même, au bout d'un moment, qu'il ne s'agit pas là de leurs propres idées. Elle pensait qu'on pouvait faire sa vie sans originalité, en empruntant les avis des autres, les histoires des autres, par procuration, et que tout le monde en serait ravi, puisque c'était assez difficile à détecter, au début. Et puis, les années passaient et vous vous rendiez compte que vous aviez en face de vous une coquille vide, et surtout, une coquille vide persuadée d'être pleine, puisqu'elle vivait, elle existait, de façon robotique, certes, mais elle pensait plus ou moins que tout le monde était dans le même cas.

- Je t'ai déjà dit que tu ressemblais à ma mère, Chiara ?, demanda Lola au bout d'un moment, après l'avoir observée s'attarder sur un tableau pendant plusieurs minutes sans le moindre signe de réel sentiment.

- Non, mais c'est gentil, répondit la blonde. Elle est sympa, ta mère.

- Ouais, elle est sympa, ouais, répondit-elle sans conviction, avant de la dépasser pour enfin franchir les portes du bâtiment.

Les touristes s'asseyaient sur les marches de Trafalgar Square, et elle rejoignit ses camarades, posant ses fesses près de celles d'Alizée, et enroulant ses bras autour d'elle, avant de poser sa tête sur son épaule, en lâchant un soupir. L'autre la câlina un moment, avant de demander avec appétit :

- Eh, qui a des chocos ?

- Moi !, s'exclama Benjamin en en sortant un paquet de son sac, le faisant passer pour que chacun se serve.

- On se croirait vachement en voyage scolaire, quand même, fit-elle remarquer.

- A fond !, approuvèrent les autres.

Le soleil était là, les lunettes teintées aussi, et les débardeurs de rigueur avec. Ils ne ressemblaient à rien, entre jeans droits, baskets et sacs à dos, mais c'était justement parce qu'ils avaient voulu ne ressembler à rien. Ils avaient voulu avoir l'air d'une bande de gamins trop âgés visitant les lieux. Et, comme ils se devaient de le faire, ils sortirent un à un les appareils photos, et s'acharnèrent les uns sur les autres, jusqu'à obtenir les grimaces involontaires les plus vulgaires et les éclats de rire spontanés les plus égayés, ceux dont on se souviendrait avec un sourire lorsqu'on repasserait l'album, plus tard.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyDim 8 Mar - 20:16:48

Scène 24

Elle traînait une bonne trentaine de pas derrière ses camarades, et la distance ne faisait que s'allonger, étant donné qu'elle avait insisté pour prendre l'audioguide, qu'elle avait d'abord répété à haute voix comme une traductrice expérimentée au fur et à mesure que la bande son défilait, à ceci près qu'elle ne traduisait rien, bien que l'opération ait quelque chose de difficile en soi, puisqu'elle essayait tout de même de comprendre ce qui était censé entrer par ses oreilles et ressortir par sa bouche, sans forcément que son cerveau ne juge utile d'analyser le tout. Enfin, après quelques pistes passées de cette façon, elle s'était rendu compte qu'aucun des autres ne prenait la peine d'écouter les anecdotes que la voix au léger accent britannique de la machine énonçait avec un humour que personne ne semblait vouloir comprendre.

Pourtant, présentés dans un bon film à l'américaine, avec musiques de chevauchées classiques et autres effets de lumière, avec des acteurs qui mettraient l'accent sur chaque mot dans quelque chose de parfaitement non crédible mais parfaitement dramatique, elle était certaine que tous les garçons présents ici, des copains de fac de James qu'il avait tenu à inviter à fêter son retour en terre natale, elle était certaine, donc, qu'ils auraient tous pris grand plaisir à en apprendre plus sur les déchirements autour de la couronne d'Angleterre, les enfants disparus mystérieusement, les petits corps retrouvés des décennies plus tard dans les bois environnants, les complots de Guy Fawkes ou de Mary Stuart, ou encore cet homme corpulent ayant usé d'une corde trop fine pour essayer de s'échapper de sa prison, et qu'on avait retrouvé le lendemain, la tête enfoncée dans la cage thoracique. Elle laissa échapper un rire en entendant le commentateur très calme employer ces mots exacts, le voyant parfaitement les dire sans sourciller. Enfin, bien sûr, elle ne le voyait pas lui, mais étant donné qu'elle venait de passer environ deux heures avec cette voix dans les oreilles, elle avait fini par lui donner un visage. Elle imagina aussi qu'Hugo était à côté d'elle, et qu'ils écoutaient ensemble la bande son, et elle savait qu'ils auraient échangé un regard amusé, avant de franchement plonger dans les ''tsstsstss'', entre leurs dents, la tête baissé, de ce petite rire coupable qu'ils utilisaient toujours lorsqu'il s'agissait de traiter de sujets particulièrement dégoûtants.

Mais Hugo n'était pas là. Elle savait qu'Alizée trouverait ça comique, évidemment, mais elles n'auraient pas cet instant de complicité qu'elle aurait voulu. Et puis, le moment ne serait plus celui de la découverte surprise à deux, il serait celui où elle appellerait d'abord, avec excitation, pressée de faire écouter ce qu'elle avait trouvé si drôle.

Alors, bien sûr, l'autre viendrait, s'attendant à quelque chose d'extraordinaire, et puis elle aurait un rire poli, un rire qui comprenait ce qu'il y avait d'amusant beaucoup plus qu'il n'y répondait vraiment de façon naturelle. Du coup, elle ne fit aucun commentaire, et se contenta de retirer le casque de ses oreilles, enroulant le fil sur lui-même comme elle le faisait toujours dès qu'elle avait un appareil à fil entre les mains.

- On mange, deary ?, demanda un des copains de James alors qu'elle marchait vers la boutique de souvenirs, et qu'il s'apprêtait à s'asseoir sur une des chaises d'un café aux prix exorbitants, puisqu'à l'intérieur-même de l'enceinte des tours de Londres.

Elle fit semblant de ne pas entendre le surnom, puisque ce n'était pas le genre flatteur. Pour ce qu'elle en savait, il s'appelait Romain, et c'était tout, ah oui, et aussi il ne s'agissait pas là du genre de personnes qu'elle fréquentait. Il travaillait à ses études de mathématiques sans y prendre aucun plaisir, juste parce qu'être prof, c'était tranquille et y avait les vacances, disait-il, il riait à gros rires gras, à des blagues le plus souvent sexistes, qu'il faisait aussitôt suivre d'un ''non, je rigole, te vexe pas, c'est bon !'', qui était pratiquement aussi vexant que la blague elle-même dans sa non-sincérité. Elle baissa les yeux, dans un signe évident d'exaspération face au sourire minable qu'il lui adressait.

- Ouais, euh, j'arrive, fit-elle, plus aux autres qu'à lui, je vais juste rendre le truc à la boutique.

Elle avait levé sa main armée du casque à hauteur de sa tête en même temps qu'elle parlait, afin de montrer ce qu'elle voulait dire.

- Okay, cerveau, répondit-il avec un clin d'oeil que l'on pouvait difficilement plus lourd.

Bien sûr, le clin d'oeil se voulait du deuxième degré. Il n'était pas idiot au point de ne pas comprendre que ce genre de choses ne passaient qu'au deuxième degré. Le problème était que, même si aux yeux des autres, il essayait de faire passer ça pour du second, il n'arrivait tout de même pas à cacher que lui les pensait vraiment au premier. Cerveau. Un surnom qui remontait à ses années de collège, le temps où elle allait toute seule, cachée derrière ses cheveux trop longs et trop gras, essayant d'ignorer au maximum les remarques désagréables qui traînaient sur son passage, entre ses erreurs vestimentaires, son manque d'assurance, et les bonnes notes qu'elle avait toujours récoltées, comme s'il s'agissait-là de la pire des fautes qu'elle pouvait commettre. Elle avait toujours détesté qu'on l'appelle comme ça, cerveau, et en même temps, 'elle en tirait une certaine fierté, une certaine prétention qu'elle s'efforçait de ne pas montrer, parce que c'était vrai, elle avait souvent l'impression que, par rapport à la majorité de la population, et ce sans fausse prétention, elle en était convaincue, elle pouvait en effet être qualifiée de cerveau. Elle ne put donc retenir un sourire, une fois qu'elle eût tourné le dos pour se rendre au magasin.
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MessageSujet: Re: Is There Life On Mars ? [Hors HP]   Is There Life On Mars ? [Hors HP] EmptyLun 9 Mar - 9:43:13

Scène 25

- Tu devrais pas fumer.

Elle recracha le nuage blanc dans la nuit, adossée contre le mur de pierres du bar duquel elle était sortie depuis quelques minutes, tout en rangeant son briquet dans sa poche, à tâtons. Elle commençait à frissonner dans son débardeur à fines bretelles. Il était joli, vert pâle avec de petites fleurs, et idéal pour l'ambiance qui régnait à l'intérieur, mais quand on sortait... Elle aurait mieux fait de garder la veste qu'elle avait laissée à l'hôtel. Elle ne répondit pas à la remarque qu'il venait de lui faire, l'ignorant avec une indifférence à peine feinte. Il sourit devant ce peu de conviction, reconnaissant que ce n'était peut-être pas le meilleur moyen d'engager la conversation.

- T'en as une pour moi ?, demanda-t-il sans vraiment savoir qu'il le demandait.

- Pour toi ?

- Ouais.

Elle ne questionna pas, elle ne taquina pas, elle se contenta de sortir son paquet et de le lui tendre, pour qu'il la décharge d'une cigarette, puis son briquet, qu'elle ne rangeait jamais dans son paquet, contrairement aux habitudes de beaucoup, dans les films ou les séries télé. Dans la vraie vie, elle ne connaissait pas tant de gens qui faisaient ça, sinon pour imiter les films ou les séries. Ils restèrent un moment à fumer là, tous les deux, à regarder le sol, à se regarder, de temps en temps.

- Chiara roule des patins à ce type, là, Romain, constata-t-elle avec une espèce d'amertume, en regardant par la vitre du bar, même si le tout avait commencé bien avant, avant même qu'elle n'en sorte.

Il se contenta d'un mouvement de tête, pour dire qu'il avait vu, et qu'il s'en fichait. Mais il n'avait rien d'autre à dire, alors le silence retomba. Et elle insista.

- Ca m'énerve, ça. Franchement, elle est blonde, et c'est pour ça qu'il a décidé qu'il pouvait lui rouler des patins ? Il a discuté avec elle ? Il a vu qu'ils pouvaient avoir un échange constructif, quelque chose ?

Sa voix était partie dans l'agressivité. Elle, ça ne lui arrivait jamais, qu'elle rencontre un type, un vague copain de copain, et voilà, ils passaient trois jours plus ou moins ensemble, sans même vraiment s'adresser la parole, et en un soir, tout avait l'air d'être simple et de couler de source. Elle, il fallait toujours qu'elle doive courir après les gens, il fallait toujours qu'elle crée des scènes, qu'elle invente des événements, il fallait toujours au moins trois mois avant que quoique ce soit de vraiment concret se passe, et elle avait une vision très large du vraiment concret.

- T'es injuste, la défendit-il. Chiara n'est pas très... vivante, c'est sûr, enfin si, elle peut s'avérer très vive, bon, elle n'est pas très originale, disons, mais elle est jolie.

- C'est bien ce que je dis, elle est blonde, elle est même pas jolie, je veux dire, elle est jolie parce qu'elle n'est pas disproportionnée, c'est sûr, elle est mince, elle a un peu de fesses, un peu de seins, jamais trop, un petit nez, une petite bouche, mais en la voyant, tu te dis que le sculpteur a bien suivi ses cours, pas qu'il a eu un coup de génie. Remarque, il y a quand même un truc particulièrement notable, c'est qu'elle est la représentation extérieure exacte de ce qui fait son intérieur.

Ils pouffèrent de rire tous les deux à cette fin de monologue, avant qu'il ne jette le mégot de sa cigarette et ne l'écrase sous sa basket devenue beige à force d'avoir été portée, puis il enfila les mains dans les poches de son jean, levant le visage à la nuit, laissant aller son rire dans les rues désertes de cette ville inconnu, un rire lent, qui n'avait rien de joyeux.

- Nan, je crois que la soirée ne pouvait pas finir mieux, il y a ces deux andouilles qui nagent dans le bonheur, entre nous ils ne pouvaient pas mieux se trouver, parce que n'aies pas de regrets, c'est un crétin fini, et mon copain, lui, est en train de se noyer dans son propre vomi, alors que nous sommes supposés passer nos dernières heures ensemble. Enfin, ensemble, c'est vite dit : il est endormi sur la cuvette des toilettes, et comme je ne pouvais plus supporter ses rires incessants, je finis dehors à discuter avec une fille que je peux voir tous les jours si je veux depuis le jardin d'enfants. A part ça, tout va bien.

- C'est à ce point, pour James ?, demanda-t-elle.

- Oh oui. Mais t'en fais pas, ça se voit peut-être pas mais je suis complètement bourré aussi, hein, pourquoi est-ce qu'il y en aurait un qui s'amuserait et pas l'autre ?

Il s'appuya contre le mur, lui aussi, avant de le descendre d'un coup, se retrouvant assis par terre, dans des feuilles, des fleurs tombées et de la poussière, et il rit à nouveau. Elle ne fit pas le moindre geste vers lui, mais la simple façon qu'elle avait de rester immobile, de profil, sans rien dire, montrait qu'elle l'écoutait. Il fallait qu'il commence à parler. Si elle le serrait contre elle maintenant, ça n'arrangerait rien, parce que pour finir, il n'aurait pas dit ce qu'il avait sur le coeur.

- On devait venir là ensemble, tous les deux, passer ces trois jours ensemble. Et puis, il a décidé qu'il invitait ses autres copains de fac. Soyons sérieux, quoi. Et depuis le début, il m'a évité chaque fois que j'ai essayé... Je sais pas, d'être un peu tout seul avec lui, il me semblait que c'était pas trop demander.

- Peut-être qu'il est triste aussi, avança-t-elle, qu'il veut pas le montrer. Les garçons qui ne savent pas montrer ce qu'ils ressentent, ça arrive, tu sais. Il faut juste les laisser faire, ne pas les brusquer.

- Ah, j'avais oublié que tu étais experte en relations amoureuses, marmonna-t-il en s'adressant aux pavés de la terrasse, sur laquelle, heureusement, personne ne s'était attardé. Toi, évidemment, tu es faite pour vivre des films, il y a toujours des débuts prometteurs, de grandes épopées à dialogues dignes des scénaristes de Dawson's Creek, on croit toujours que ça y est, c'est le vrai, le grand, et puis bizarrement, il n'y a jamais rien, jamais rien de concret, un bisou rapide, une vague promesse de lendemains meilleurs, et puis tu finis à boire comme une bassine et à nous bassiner, justement, avec tes histoires merdiques.

- Benjamin...

- Non, attends. A quand remonte ton dernier petit copain officiel, déjà ? C'était pas en troisième ? Gaël, c'est ça ? C'est avec lui que tu as appris à rouler des galoches, si je me souviens bien, non ?

- Arrête, Benjamin. Et puis, je suis sortie avec Vincent, cet été, fit-elle, ne pouvant s'empêcher de répondre à ces accusations, bien qu'elle les sache dues à l'alcool et au ras-le-bol qu'éprouvait son ami.

Parce que finalement, tout ce qu'il disait, elle y avait déjà réfléchi, et oui, ça la travaillait, et entendre qu'un autre y avait pensé aussi, entendre qu'elle ne donnait pas si bien le change que ça, ça n'était jamais vraiment rassurant. En bref, elle savait qu'elle n'aurait pas dû réagir, elle savait qu'elle aurait dû le laisser parler, mais elle ne pouvait s'empêcher de répondre les mêmes choses qu'elle avait objecté à sa propre conscience, espérant que, pour les autres au moins, il s'agirait d'arguments suffisants.

- Vincent. Ah, une grande histoire, Vincent, j'admets. Deux semaines en tout et pour tout, et vous n'avez même pas couché ensemble. Remarque, tu vas me dire, pour ça, tu as le prince des princes, il y a le chevalier Hugo. Hugo couche avec toi, comme il couche avec sa copine et avec toutes ses autres maîtresses, et on ne peut pas vraiment les compter, celles-là, entre les permanentes, celles d'un mois, celles d'une nuit...

- Benjamin !, assena-t-elle finalement, parce qu'il fallait qu'il se taise.

S'il ne se taisait pas, elle allait fondre. Pas fondre en larmes, non, pour ça, il aurait fallu qu'elle ait bu beaucoup plus que ça. Juste fondre sur lui, et le dépecer de ses ongles pas très longs, ni très aiguisés, mais ça durerait plus longtemps, comme ça, et il y avait des chances qu'il ait finalement plus mal. Mais elle ne devait pas céder, c'était ridicule, elle était sobre et il était ivre, ce qui faisait que c'était à elle qu'on reprocherait tout meurtre qui aurait lieu cette nuit-là. Lui répondit à ses menaces silencieuses par un rire froid, un rire qui partait dans le bruit de gorge, quelque chose d'aigu, avec du volume, mais pas beaucoup de motivation.

- Te sens pas mal, va, reprit-il au bout d'un moment. Moi, je viens de passer six mois avec un type dont je savais depuis le début que c'était un crétin. Son charme anglo-saxon, sans doute, réfléchit-il avec une certaine ironie. Non, en fait, il était gay, et je lui plaisais. Ce qui fait que je n'ai pas réfléchi : est-ce qu'il me plaisait à moi, aucune idée, j'étais juste tellement désespéré de trouver quelqu'un un jour que j'ai pris ce que j'avais sous la main, c'est aussi bête que ça. Je te reproche de viser trop haut, mais après tout, regarde où on tombe en visant trop bas.

Son discours commençait à se faire hésitant. Elle se décida à le rejoindre, accroupie sur le sol en face de lui, et à lui prendre la main, murmurant des ''ça va aller'' réguliers.

- Mais non, ça va pas aller, s'emporta-t-il. Attends, mais c'est quoi, cette vie. Je suis déjà pas incroyablement intéressant, ni incroyablement intelligent, ni incroyablement beau. Mais tu vois, je crois que je pourrais encore m'en sortir s'il n'y avait que ça. Non, il faut en plus que les personnes qui m'attirent soient des représentants de la gent masculine. Et je finis avec des James, tu vois, et même pas, même James a fini par me laisser tomber, parce que c'est ce qui se passe, là, hein, c'est ce qui se passe.

- Je crois que James n'est juste pas vraiment en état de réfléchir à tout ça, tu sais, dit-elle avec un air désolé.

- Mais est-ce que je le suis, en état, moi ? Je parle pas de là, ça fait des semaines qu'il me laisse tomber, et je suis jaloux, ou je sais pas, et ça m'énerve, je voudrais tellement ne rien ressentir, tu vois, je voudrais juste que les choses se passent et être complètement impassible.

- Je sais, murmura-t-elle.

Le silence retomba, pendant qu'ils se regardaient, et, à plusieurs reprises, il fut pris de frissons, et elle crut qu'il allait éclater en sanglots, mais ce n'était que des hoquets. Là, elle découvrait qu'elle était pas la seule à pas y arriver. Comment il avait pu faire pour se retrouver avec un mec pareil ? Comment on faisait, en alignant que des moments sincères les uns après les autres, pour se retrouver dans cet état-là ? Qui pouvait vouloir ça ?

Elle passa sa main sur son avant-bras, caressant les quelques poils dans le sens inverse de leur orientation, un sourire au coin des lèvres.

- Tu veux un câlin ?, demanda-t-elle avec une pointe de taquinerie, au bout d'un moment, après qu'ils se soient regardés très longtemps, jusqu'à amener des sourires sur leurs deux visages.

Il haussa les épaules, et elle tenta de l'amener à elle avec toute la force dont elle pouvait faire preuve, mais il était trop lourd, et il ne se décollerait apparemment du mur pour aucun prétexte. Elle finit par perdre l'équilibre, elle lui tomba dessus, il la réceptionna tant bien que mal, et ils se mirent tous les deux à rire, plus de ces rires terribles qu'il avait eu jusque-là, de ces rires de semi-démence, non, juste un vrai rire qui s'avouait que tout ce qu'ils vivaient était ridicule.

A Jérusalem, il y avait sûrement des enfants qui mendiaient dans les rues, et des femmes qui trouvaient la mort en se faisant avorter avec des cintres ou des aiguilles à tricoter, et des hommes qui attrapaient des maladies qui les détruisaient petit à petit, de l'intérieur. Il n'y avait même pas besoin d'aller à Jérusalem, pour voir tout ça. Il aurait suffit de sortir du petit monde de coton qui les entourait, ce monde où l'on se saoulait toutes les semaines en se demandant si quelqu'un vous aimerait un jour, et si ce serait pour les bonnes raisons, et si vous l'aimeriez en retour, et si tout ça était suffisant pour réussir une histoire durable. Ils se savaient vains, et ils ne voyaient pas de solution pour mettre fin à cette vanité, qui était somme toute confortable. Et peut-être auraient-ils dû se sentir mal, mais jamais on avait eu la preuve que l'être humain était sur terre pour souffrir par respect pour d'autres, même si cela n'arrangeait rien à la souffrance des-dits autres. Peut-être l'être humain était il sur terre pour essayer d'être le plus heureux possible, et que se soucier de choses telles que les méandres de l'amour, même si c'était en pleurant, était une marque de bonheur. Puisqu'on ne pouvait rien faire pour arranger les choses ailleurs, autant arranger les choses chez soi, songea Lola avec amertume.

- Eh, tu sais ?, ajouta-t-il quand même alors qu'elle essayait tant bien que mal de se relever. Les filles comme Chiara, elles ramènent des mecs chez elles, elles ont pas de mal. Parce que pour les mecs, c'est pas des défis, c'est juste des filles qu'ils peuvent avoir facilement, pour se faire plaisir. Les filles comme toi, elles leur font peur, aux mecs, ils se demandent comment ils vont faire, pour réussir à choper quelqu'un d'aussi cultivé, intelligent et drôle. Alors ils finissent par faire des dialogues à la Dawson's Creek, et ils osent rien tenter d'autres, ces lavettes.

- C'est dommage.

- Je sais pas. Ca veut juste dire que tu donnes l'impression d'être trop fine pour te faire draguer par des gros lourds, alors que des filles comme Chiara, qui veulent à tout prix montrer qu'elles sont plus matures, plus responsables et plus intelligentes que des personnes aussi légères que toi, elles arrivent même pas à donner le change avec des imbéciles comme eux, alors franchement...

- Eh, c'est pas un dialogue à la Dawson's Creek, que tu es en train de me faire, là ?

- Ah, ouais, mais moi, ça compte pas, je suis gay.

- Mmm, approuva-t-elle.

Elle arrêta d'essayer de se remettre debout, puisqu'il semblait ne pas vouloir la lâcher de ses bras lourds, et finit par se laisser tomber auprès de lui. Elle soupira en fermant les yeux, alors qu'elle se laissait aller au sommeil, contre un Benjamin déjà profondément endormi.
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