De nos jours, quand on a mal quelque part, il suffit d’aller chez les medicos pour qu’ils vous prescrivent une pilule miracle. Mal au crâne après une journée de boulot? Hop, un cachet. Mal au ventre après un repas pas très équilibré ? Tiens, un comprimé. Mal aux cheveux après une soirée trop arrosée ? Tiens, une gélule. Mais que pouvait-on prescrire pour le mal de cœur suite à une dispute amoureuse ? Ca, personne ne l’avait encore trouvé, et c’était fort dommage car c’est de loin ce qui faisait le plus mal.

Après sa dispute haute tension avec Manu, Lucy Ann avait été victime d’une sorte de mal de mer, tanguant sans cesse entre culpabilité * Non mais j’aurais JAMAIS du réagir comme ça, quelle conne ! * et rage * Non mais il a OSE me faire un truc pareil ? Quel salaud !* le tout saupoudré de la question existentielle : étaient-ils encore ensemble ?

Certainement pas, non. S’il avait trouvé opportun de se consoler dans les bras d’une gamine de 14 ans alors qu’elle était juste partie, qu’allait-il faire après qu’ils en soient quasiment venus aux mains ? Elle préférait ne pas y penser, le fossé qui s’était alors creusé entre eux lui semblait bien trop profond pour pouvoir être comblé un jour. De toute façon, elle n’avait aucunement l’intention de se réconcilier avec lui, l’infâme malotru qui l’avait blessée, humiliée, et encore d’autres adjectifs en « é » que la bienséance empêcherait de citer.

Bref, la jeune femme avait l’impression d’être une véritable plaie béante, traînant derrière elle sa souffrance comme une limace son mucus sous forme de traînée visqueuse. En bonne scientifique, elle avait cherché des solutions pour remédier à cette situation, elle en avait trouvé deux ; une bonne et une mauvaise.

La bonne consistait à retourner dans sa chambre de jeune fille, s’enfoncer sous sa couette ornée du drapeau anglais avec un paquet de kleenex, un thermos de chocolat viennois ainsi qu’une boîte d’after eight, le tout en repassant l’intégralité de ses VHS Disney, pleurant à coup sur pendant « l’amour brille sous les étoiles ». Une façon saine et presque équilibrée de passer ses nerfs, et lorsqu’elle se sentirait trop ridicule, cela lui aurait donné un motif pour se remettre sur pieds. Malheureusement, avec la politique actuelle, elle ne pouvait pas retourner chez ses parents moldus, vu qu’ils n’étaient même pas censés exister…

Ne lui restait donc que la solution dépravée, à savoir boire jusqu’à ce que son alcoolémie dissolve sa peine, en gros jusqu’à ce qu’elle soit trop malade pour pouvoir penser à autre chose que son estomac agonisant au dessus d’une cuvette. Solution fort peu glorieuse, mais la seule qu’il lui restait au demeurant, c’est pourquoi elle prit la direction du chaudron baveur, où elle savait qu’elle pourrait se mettre minable sans trop risquer de croiser un de ses élèves (au cas contraire il ne la ramènerait pas trop, on n’est pas censé fréquenter un tel endroit lorsqu’on est mineur).

L’œil abattu et le pelage terne, elle alla donc s’affaler au bar, et commanda une pinte de firewhiskey. Non, pas de bierraubeurre, et oui, une pinte. Mais non, le serveur refusa de déroger à la bienséance en servant un alcool dans un contenant inapproprié *Genre ce sont les principes qui t’étouffent toi * maugréa intérieurement la jeune femme en commandant en désespoir de cause 4 verres. Et non elle n’attendait personne, qu’il se mêle de ses affaires.

Elle commença alors à descendre doucement le premier verre, pas question de tout descendre cul sec et de finir malade avant d’être ivre. Il fallait savoir laisser descendre lentement le liquide ambré afin qu’il distille tous ses effets…

L’étudiante venait de courageusement terrasser son premier verre, et était en train de jouer à « Am stram gram » pour savoir auquel elle allait désormais pouvoir s’attaquer. Alors qu’elle était en pleine réflexion, une voix la tira de ses songes.

Hmm ? fit-elle d'un air absente en détournant la tête de ses verres pour voir qui lui adressait la parole. Etant donné son état, elle n’avait pas fait attention à l’intonation de la voix qui lui aurait alors semblé familière. Non, elle était tellement à côté de la plaque qu’elle s’attendait plutôt à se faire aborder par un rapace qui aurait vu clignoter l’écriteau « jeune fille en détresse alcoolisée » au-dessus de sa tête, ce qui était monnaie courante dans ce genre de bistrots.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle découvrit, au lieu d’un pervers opportuniste, sa camarade bibliothécaire !

Vous ici mademoiselle Lalys ? répondit-elle d’un air taquin. Je ne pensais pas que vous étiez le genre de demoiselle à fréquenter ce genre d’endroit mal famé !

Effectivement, elle ne pensait vraiment pas que la jeune femme était du genre à boire du whisky et encore moins à fréquenter les bars douteux. Elle avait gardé d’elle l’image de la super préfète super sérieuse, pas du tout le genre de fille à donner dans les soirées décadentes. Comme quoi il faut toujours se méfier des étiquettes…

La question qu’elle lui posa ensuite fit rapidement disparaître le début de sourire qui avait commencé à naître sur son visage. Pendant une demi-seconde, elle avait réussi à penser à autre chose qu’à ce qui l’avait amenée ici ? Malheureusement, la demi-seconde avait été bien fugace.

Ce qui m’arrive ? Rien de bien exceptionnel, soupira-t-elle. C’est même la plus vieille histoire du monde à vrai dire : tu tombes amoureuse de quelqu’un, il te trahit, puis se conduit comme un parfait abruti, et après tu te retrouves à essayer de recoller tes propres morceaux avec des méthodes hasardeuses, continua-t-elle en faisant courir ses doigts sur le rebord de son verre vide, souriant d’un air amer.

Tu vois, rien que d’affreusement banal… Je dois dire que tu étais une des dernières personnes que je m’attendais à croiser ici, mais des fois le hasard fait bien les choses, moi qui voulait t’inviter à boire un verre pour te remercier de ce que tu as fait pour moi aux archives, ça va finalement être chose faite !
Bon, si j’avais eu le temps de planifier les choses je t’aurais invité dans un endroit un peu plus classe, là tu vas croire que je ne sais pas m’y prendre avec les demoiselles, continua-t-elle en avalant une gorgée du liquide ambré.

Et toi, une raison particulière pour occuper tes soirées à écumer les bars ? Quelque chose à oublier aussi ou bien à la recherche d'une occupation pour la nuit? demanda-t-elle dans une tentative de détournement de conversation.