La chambre était noire. Non pas de cette obscurité claire offerte par la lune et les étoiles mais d’une noirceur plus sombre encore que le pelage d’un sombral. Et malgré tout, l’homme ne dormait pas. Les deux yeux ouverts sur la face cachée du monde, il écoutait avec une attention obsessionnelle les bruits de la nuit. Il n’avait pas fermé l’œil, sa découverte, la veille au soir, l’avait tellement agité qu’il lui avait été impossible de trouver un peu de repos. ILS étaient là, c’était certain ! ILS l’avaient retrouvé ! Et si son subterfuge n’avait pas fonctionné, ILS frapperaient bientôt à sa porte ! Quelle heure pouvait-il être ?
N’y tenant plus, l’homme se redressa puis se leva. Il n’y voyait goutte, ce qui ne l’empêcha pas de se diriger avec assurance dans une direction. Le fracas d’une armoire bousculée et un cri de douleur plus loin, il vira de bord, fit cinq pas, heurta un mur, se déporta sur la droite et enfin, trouva le rebord de la fenêtre. Cette dernière était grande ouverte mais il lui fallut se pencher largement au dehors pour enfin apercevoir quelque chose. Dehors, les étoiles veillaient sur le chemin de traverse. La rue était déserte mais ELLES étaient toujours là. Pepper sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale. C’était absolument terrible, mais il fallait garder courage. Dans quelques heures, le jour serait levé, et on serait jeudi. Et si on était jeudi, tout danger serait vite écarté. C’est cela, il fallait veiller. Se détournant de l’abomination sur le trottoir d’en face, le commerçant s’assit en tailleurs contre le mur, juste en dessous de la fenêtre. De nouveau, il ne voyait plus rien mais en glissant la main dans la large poche kangourou de sa chemise de nuit, il sentit le petit flacon sous ses doigts. Parfait. Non, ILS ne le retrouveraient JAMAIS !
*
Un sursaut. Par Merlin, il s’était endormi ! L’homme bondit sur ses pieds. Il ne voyait rien évidemment, mais vu les bruits en provenant de la rue, il était déjà tard. Pepper sortit le flacon et ouvrit le bouchon ; aussitôt, les ténèbres furent aspirées et il redécouvrit sa chambre : l’encre de nuit était vraiment une invention formidable. La vieille malle de son père était toujours ouverte au milieu de la pièce et il y rangea la fiole au milieu des scrutoscopes et autres glaces à ennemi. Lorsqu’il avait quitté son géniteur et sa tribu, il n’était pas parti les mains vides, et il avait bien fait ! Fébrile en se rappelant du jour, le sorcier se précipita sur une antique vasque grecque qui trônait dans un coin de la mezzanine et il s’aspergea quatre fois le visage d’une eau pure et glacée. Il n’avait jamais dérogé à ce petit rituel sacré, jamais. Chaque mercredi et chaque jeudi matin, aucune impasse. Et grâce à ça, ILS ne l’avaient jamais retrouvé ! Mieux encore, ce qui fonctionnait pour une engeance semblait repousser les autres : alors que les sorciers tombaient comme des mouches autour de lui, le propriétaire du Bizarre Bazar n’avait même pas attrapé un rhume durant la grande Epidémie.
Tout guilleret à présent, Pepper repoussa l’équipement sous une table et se dirigea vers l’armoire qui l’avait agressé cette nuit. Il adorait ce moment de la journée. Successivement, fringues et oripeaux étranges furent jetés sur son futon : turban, jupe, robe de sorcier et veste de motard se mêlaient déjà dans un joyeux bordel quand il posa enfin la main sur LA perle rare. Le vendeur s’installa devant un grand miroir pour boutonner sa merveilleuse chemise hawaïenne : quelle belle allure ! Certes, son teint d’une pâleur extrême se mariait mal à ses coloris criards mais tout de même, c’était une réussite totale ! Il enfila le collier de fleurs qui allait bien puis jeta sur ses épaules la grande Ombreuse, cette fameuse cape ramenée de Syrie qu’il ne quittait jamais. Aussitôt, sa haute silhouette dégingandée sembla se tasser et s’épaissir ; il rabattit le capuchon sur sa tignasse sombre et hirsute avant de dévaler l’étroit escalier encombré qui menait à sa boutique avec bonne humeur.
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« Bonjour ! … Y a quelqu’un ? »Le garçon n’était pas vieux, une quinzaine d’années tout au plus. Glissé entre une vieille pendule et une série de tableaux appuyés contre le mur, Pepper l’observait d’un regard perçant. L’autre ne l’avait pas encore aperçu. Il tournait sur lui-même, visiblement désorienté par le capharnaüm de la boutique. Un crissement provenant du fond du magasin le fit sursauter et il bouscula une poupée suspendue par un pied à une corde. Fini de rigoler, Pepper jaillit de sa cachette :
« Attention malheureux ! S’écria-t-il du ton débonnaire qu’il avait adopté pour la journée.
Vous pensez bien qu’elle n’est pas attachée là pour rien ! J’ai caché son couteau mais enfin, on n’est jamais trop prudent.Le garçon se recula vivement, son regard allant du jouet au touriste bien portant qui était sorti de nulle part. Il ne voyait pas bien son visage, ce dernier étant caché dans l’ombre de la grande cape qui jurait un peu avec le reste de son accoutument, mais il devinait le sourire aux dents blanches qui lui était adressé. Décidément, entrer ici n’avait peut-être pas été la meilleure idée du siècle.
— Heu… Pardon… Heu… Je cherche le vendeur… Mon ami a dit que c’était un vieux monsieur…Pepper balaya la remarque d’un geste de la main :
— Mais voyons, c’était hier ça ! Je me présente, Fenouil du Sésame, pour vous servir ! Je peux vous aider peut-être ? Vous cherchez de la crème lunaire ? Un happeau à sirène ? J’ai, et bien plus encore ! Oh je sais ! Vous cherchez un masque qui transforme son porteur en dinde ! J’ai aussi !— … Je cherche un cadeau pour ma petite amie…— Ah oui, évidemment… mais j’ai aussi ! Suivez-moi ! »*
La porte se referma en faisant tinter la clochette suspendue au-dessus et Pepper se frotta les mains. Bonne affaire, très bonne affaire. Le garçon était ressorti peut-être un peu effrayé, certes, mais avec un petit paquet à destination de sa dulcinée, et lui, il avait gagné quelques gallions. Pour fêter cette première vente matinale, il se dirigea vers le placard où il conservait ces petites douceurs… Et poussa un hurlement strident.
*
Son glapissement fut audible depuis l’extérieur. Le vendeur jaillit de sa boutique comme un diable de sa boite alors que derrière lui, le panneau « ouvert » passait en position « fermée » dans un claquement. Non sans adresser un feulement à la paire de souliers rouges qui se trouvait toujours sur le trottoir d’en face, Pepper dévala la rue à toute allure, l’Ombreuse claquant sur ses mollets :
« Place ! Place ! »Dérapage presque contrôlé, redressage de dernière minute, virage à gauche et il pila devant la devanture colorée et ses tables surmontées de parasols. Leurs toiles battaient légèrement l’air, telles de paresseuses ailes d’oiseaux, pour rafraichir les clients.
« Fortearôme ! C’est terrible ! C’est abominable ! »Le fils du célèbre glacier s’était arrêté, attendant la suite. De tous les commerçants du Chemin, il était celui qui supportait le mieux les excentricités de son collègue. Stoïque, il se demandait qui donc, aujourd’hui, avait eu les faveurs de ce barjot. Un touriste en goguette apparemment vu la chemise qu’il devinait sous la grande cape sombre :
« Quoi Curry ? ILS t’ont retrouvé ? Un client est sorti de chez toi sans rien t’acheter ? Tu t’es rendu compte que le 15 janvier 1992 avait déjà été fait ?— Fenouil, s’il te plaît ! Bien pire que ça ! Je suis à cours de milkshake ! »